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Culture - Exposition

Sous le vernis des couleurs, les histoires tristes des peintres syriens

Dans notre tournée des galeries beyrouthines, nous avons repéré cette semaine deux artistes syriens qui, bien qu’ayant des styles totalement différents, racontent une même réalité difficile. Visites guidées.

Sous le vernis des couleurs, les histoires tristes des peintres syriens

L'installation d'Anas Albraehe invite le visiteur de la galerie Saleh Barakat à entrer dans le sommeil de l'exilé. Photo Z.Z.

Dans les années 1990, les peintres syriens broyaient du noir. Et, à l’instar d’un Sabhan Adam ou d’un Youssef Abdelke, ils exprimaient souvent leur désenchantement à travers des figures monstrueuses ou d’humains écrasés, figés sur toile dans une palette sombre. Trois décennies plus tard, à l’issue d’un printemps avorté et d’une guerre dévastatrice, les artistes syriens ont encore moins qu’auparavant de raisons de se réjouir. Pourtant, on décèle dans leurs peintures – du moins celles qui font actuellement l’objet d’expositions à Beyrouth – une utilisation nouvelle de la couleur, dans ses déclinaisons les plus vives ou les plus douces ainsi qu’une approche artistique plus ouverte à des expérimentations de matériaux et de techniques qui leur permettent d'élargir la portée de leur œuvre. En revanche, leur propos est resté sensiblement celui d’une réalité difficile. L’art étant, intrinsèquement, le fruit de son environnement, il peut souvent se lire comme un témoignage… Un registre dans lequel on peut classer, en plus de celle de leur indéniable qualité esthétique, les œuvres de Fadi Yazigi et d’Anas Albraehe.

Fadi Yazigi, peindre la tyrannie des temps au fil des jours

Il n’a donné aucun titre à sa dernière cuvée d’œuvres, ni même à l’exposition qui les regroupe à la galerie Tanit de Beyrouth*. À quoi bon faire usage de mots, lorsque le tracé des lignes, l’enchevêtrement des figures, la superposition à la fois rythmée et chaotique des couches de couleurs délivrent au regard du contemplateur de ses toiles ce sourd désenchantement qui habite Fadi Yazigi.

Une vue de l'exposition de Fadi Yazigi « No Title », à la galerie Tanit de Beyrouth. Photo DR

Face à la tyrannie des temps présents, l’artiste damascène, né en 1966, oppose l’expression artistique. Celle qui, faisant feu de tout bois, traduit sa perception des émotions de ses compatriotes confrontés à un quotidien postapocalyptique. À cet effet, il peint sur tous les supports. Aussi bien sur toiles que sur des sacs de maraîchers en papier kraft… Ou encore sur des cubes en bois qu’il intègre dans un boîtier en plexiglas, pour en faire une sorte de tableau recomposable (comme un jeu de Rubik Cube) en fonction des facettes choisies selon l’humeur du jour…

Gros plan sur une toile en techniques mixtes de Fadi Yazigi. Photo DR

Avec une sensibilité marquée, Fadi Yazigi pose un regard nimbé de nostalgie sur la condition humaine. « Sur cette existence qui se révèle impitoyable. En particulier pour les populations, comme les nôtres, assujetties à la violence des guerres et des politiques qui les infantilisent », confie-t-il à L’Orient-Le Jour à demi-mot.

Et c’est en techniques mixtes et couleurs vives, souvent nappées d’un nuage de pigment blanc, comme d’une poussière de chagrin, qu’il raconte les empêchements de vie dans cette région du monde qui ne connaît que l’effacement de tous les lendemains meilleurs.

De cette vision d’un destin collectif perdu naissent ainsi, sous son pinceau, des êtres étranges aux figures souvent rondes, aux corps démembrés, réduits, rétrécis, enroulés parfois comme des escargots pour pouvoir intégrer les cases que le peintre réserve à chacun d’entre eux sur ses toiles.

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Une assemblée, de prime abord ludique, de têtes enfantines et grotesques, souvent dotées de bras raccourcis en forme d’ailes d’anges, qui portraiture en réalité, subrepticement, une société percluse, enclavée dans l’enceinte d’un temps de désolation, de déchéance et de tyrannie absolue. Mais dont les membres tentent cependant de s’activer, se démener, voir même de se distraire, pour essayer tant bien que mal de (sur)vivre, malgré tout.

Un artiste dont les œuvres ont déjà intégré les collections du British Museum et de l’Institut du monde arabe.

« No Title » de Fadi Yazigi à la galerie Tanit de Beyrouth (Mar Mikhaël), jusqu’au 16 février.

Anas Albraehe, fuir l’insécurité du monde en se lovant dans le sommeil

En pleine salle d’exposition, au sous-sol de la galerie Saleh Barakat, à Clemenceau, Anas Albraehe a installé un lit surmonté d’une pile multicolore de couettes satinées. Le visiteur est invité à s’y étendre, à se servir du casque audio qui y est posé. Et à écouter les mots de ce jeune artiste syrien égrenés dans ses oreilles doucement, calmement, comme une berceuse poétique, distillant sa nostalgie et sa douleur de déplacé contraint de quitter sa terre natale en raison de la guerre.

Ceux qui connaissent déjà l’œuvre d’Anas Albraehe savent que les corps endormis font partie de ses thèmes récurrents. Qu’ils ont souvent envahi ses toiles, se sont glissés dans ses représentations de groupes de réfugiés, recroquevillés entre leurs balluchons et leurs couvertures matelassées, transportés à l’arrière d’une camionnette au fil d’éternels déplacements de zones de conflits en pays d’accueil.

Une peinture à l'huile de la série « The Turn » d'Anas Albraehe, à la galerie Saleh Barakat. Photo DR

Il les a souvent peints ces dormeurs, le plus souvent de jeunes hommes, des ouvriers, parfois même des enfants, abandonnés dans un sommeil salvateur, enroulés dans ces édredons matelassés typiques au monde rural oriental, seuls biens emportés dans leur arrachement à leur terre. Et ultimes refuges où abriter leur rêves, loin de tout ce désastre qui les entoure…

Dans cette dernière cuvée, réunissant le travail de ces trois dernières années, le peintre de 33 ans reprend la même thématique. Mais plutôt que de représenter ses dormeurs dans un environnement chamarré, riche en motifs fleurant bon cet Orient d’où il vient, il les a placés dans des paysages quasi abstraits. Sans doute l’influence de son séjour en France, où après avoir bénéficié du programme de résidences de l'Institut français à la Cité internationale des arts, ce talent émergent séjourne de manière semi-permanente, quand il ne se trouve pas au Liban (où il a décroché en 2015 une maîtrise en psychologie et art-thérapie à l’Université libanaise).

Remplaçant le foisonnement de touches serrées, de motifs regroupés dans une absence de perspective qui signaient jusque-là la facture de ses œuvres, par de larges aplats de couleurs vibrantes et lumineuses, Anas Albraehe compose, dans cette série intitulée, à juste titre, The Turn*, (Le Tournant) des panoramas où la figure humaine fusionne dans une nature enveloppante et d’une bienveillance nouvelle.

Dans ces toiles où ses personnages endormis sont devenus partie intégrante d’un paysage à la fois étrange et familier, où leurs corps lovés dans ce que l’on devine être une couverture s’intègrent à un flanc de montagne et leurs têtes prennent des formes rocailleuses, nulle trace ne subsiste de cet état d’anxiété et d’appréhension dans lequel vivent ceux qui sont loin de chez eux…

Au fur et à mesure de sa contemplation de ces œuvres, l’œil du spectateur perçoit le souffle plus apaisé du rapport au monde de l’artiste, une manière nouvelle d’aborder l’exil, hors du champs identitaire, dans sa définition la plus large, à savoir cette nostalgie du monde des songes, ultime refuge contre l’insécurité du monde et lieu de réalisation de tous les possibles…

« The Turn » d’Anas Albraehe, à la galerie Saleh Barakat, Clemenceau, rue Justinien, jusqu’au 17 février.

Dans les années 1990, les peintres syriens broyaient du noir. Et, à l’instar d’un Sabhan Adam ou d’un Youssef Abdelke, ils exprimaient souvent leur désenchantement à travers des figures monstrueuses ou d’humains écrasés, figés sur toile dans une palette sombre. Trois décennies plus tard, à l’issue d’un printemps avorté et d’une guerre dévastatrice, les artistes syriens...

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