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Culture - Exposition

Youssef Abdelké et tous les sacrifiés au jeu de la guerre

À la Galerie Tanit, le grand artiste syrien nous offre dans ces œuvres très sombres un bel exemple de la résistance par l’art.

Youssef Abdelké et tous les sacrifiés au jeu de la guerre

« Bird » (oiseau) de Youssef Abdelké. Photo Galerie Tanit

Différente, étrange et puissante, tels sont les termes qui conviennent pour parler de l’exposition de Youssef Abdelké. Sur les cimaises de la Galerie Tanit, ses œuvres font cohabiter avec une telle présence le merveilleux et le tragique. Et si la violence suggérée constitue le fil conducteur de son œuvre, la lumière adoucit l’absurde ou le terrifiant. L’artiste réussit aussi bien une opération d’anthropomorphisme qu’une reproduction de la bestialité de l’homme. Face à son oiseau écroulé sur le dos et agonisant, allégorie du sacrifié au profit du jeu de la guerre, on ne peut que renvoyer cette image aux victimes des répressions et des massacres. Quant au corps décharné et exposé de St John, on en arrive presque à oublier son humanité. Témoin de la vie, observateur de l’existence, l’artiste sait comme peu d’autres la folie humaine et l’ardente animalité. À mi-chemin entre l’angoisse et la vie, entre le réel et l’imaginaire, ses œuvres trahissent une inquiétante étrangeté et interrogent les égarements et les violences du monde contemporain en général et de l’homme en particulier. Travaillant avec l’insaisissable, elles nous invitent à élargir et à approfondir notre perception du monde d’aujourd’hui.

L’esprit révolté et la puissance vitale survivent dans la peinture de Youssef Abdelké. Il existe une telle tendance obscure et qui ne tient pas à son choix bicolore (le noir et le blanc) mais à une frénésie, à un désir de dénoncer en même temps qu’à faire corps avec la violence du monde. Son art se caractérise par une radicale liberté de création qui ne prend pas en compte le regard des autres. Ainsi face à la toile d’un réalisme surprenant, presque indécent, d’un phallus arraché à son corps, une impression de violence et de souffrance prend le dessus sur la nature du sujet que l’on arrive presque à oublier, tant la force obscure occupe tout l’espace pictural.

Une vue de l'exposition de Youssef Abdelké à la galerie Tanit. Photo Galerie Tanit

Mais pour dérouler l’itinéraire géographique et l’évolution plastique de cet artiste, il nous faut remonter à son vécu et à cette énergie qui s’est nourrie de ses expériences de vie.

La peinture comme exutoire

Né à Kamechli en 1951, capitale du Kurdistan syrien, dans le nord-est de la Syrie, il est diplômé de la faculté des beaux-arts de Damas en 1976, section gravure. Youssef Abdelké passe une bonne partie de sa vie dans les geôles de Hafez el-Assad pour avoir rejoint le Parti communiste syrien ou en exil forcé, à Paris, où il obtient un doctorat en arts plastiques. Il dessine au charbon et au fusain des natures mortes, des œuvres colorées mettant en scène des figures humaines dans un univers carcéral. Amnistié 25 ans plus tard, il rentre dans son pays natal et assiste à la répression violente de la révolution syrienne en 2011. Le thème de la mort et de la tragédie humaine toujours présent dans l’œuvre de Youssef Abdelké prend une dimension nouvelle avec la guerre qui ravage son pays. Il aborde la thématique des martyrs de son pays par un symbolisme puissant et une simplicité déroutante. Pour décrire la souffrance d’une mère qui reçoit le corps de son fils mort rien que pour avoir prononcé le mot liberté dans une manifestation, il la représente avec les stigmates du Christ crucifié. « Rien n’est plus tragique ni plus violent, dit-il, que la douleur d’une mère, que jamais rien n’atténuera. »

En 2013, il signe une pétition écrite par des intellectuels syriens. Il est à nouveau écroué et ne sera libéré que grâce à une campagne internationale.


L’obsession de la mort

L’étrangeté de son œuvre s’inscrit dans la dualité qui oppose le réalisme au surréalisme.


Youssef Abdelké, un artiste engagé sorti des geôles syriennes. Photo Galerie Tanit

Ainsi sur des surfaces énormes réalisées au charbon, véritable exploit pour cette technique exigeante, au dessin sombre mais d’une précision du trait surprenante, presque clinique, on assiste à l’élaboration du sujet presque surréaliste quand il s’agit d’un couteau à la forme d’un poisson, ou de la tête d’un coq à dimension humaine. Et c’est dans cette lumière, dans cette obscurité éternelle que Abdelké travaille, comme à la lueur d’une bougie qui apparaît comme un symbole de la conscience, peut-être de l’espoir presque à la façon de La Tour dans un clair-obscur où l’objet inanimé reprend vie et où la vie qui tente une échappatoire est arrêtée dans sa lancée.

Pour l’artiste, le poisson est un symbole de la résistance. Photo Galerie Tanit

Si les natures mortes sont des sujets relativement « classiques » (faune, flore et objets), leur traitement ne l’est pas. Les fleurs sont transpercées d’un clou ou d’un couteau de boucher, et les poissons sont représentés dans une position étrangement verticale où ils enfoncent leur tête dans la terre. Pour lui, le poisson est un symbole de la résistance car même mort, il continue de vous fixer avec ses yeux globuleux et ses écailles continuent de briller. « Ce qui m’intéresse, avoue l’artiste, c’est cette frontière ténue entre la vie et la mort. »  Dans ces natures mortes quasi charnelles, quelquefois traversées par des giclées de sang, la mort est partout. Et l’on se demande si cette boîte en carton ouverte et vide n’a pas laissé échapper, telle la boîte de Pandore, tous les maux de l’univers, sans que même l’espérance y persiste… Sauf que l’artiste précise que dans ces objets (la bouteille vide, la boîte vide), il fait référence à la finitude humaine où pour tout un chacun, un jour, il ne reste plus rien.

Face à ses œuvres, l’artiste reconnaît que la vente d’une toile n’est pas sa préoccupation majeure : « Qui a envie, dit-il, d’avoir dans son intérieur l’image d’une mère souffrante avec les mains et les pieds qui dénoncent presque une crucifixion ? » Mais l’artiste n’en a cure, l’essentiel pour lui est d’abord d’exprimer la souffrance du monde et de dégager sa conscience. Entrez dans l’univers de ses œuvres et restez là, saisi par l’au-delà de la douleur exprimée !

Youssef Abdelké à la Galerie Tanit, Mar Mikhaël.

Jusqu’au 23 novembre 2023.

Différente, étrange et puissante, tels sont les termes qui conviennent pour parler de l’exposition de Youssef Abdelké. Sur les cimaises de la Galerie Tanit, ses œuvres font cohabiter avec une telle présence le merveilleux et le tragique. Et si la violence suggérée constitue le fil conducteur de son œuvre, la lumière adoucit l’absurde ou le terrifiant. L’artiste réussit...

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