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Idées - Point de vue

Un moment proustien à Gaza

Un moment proustien à Gaza

Le soleil se lève sur le camp de réfugiés de Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, le 1er janvier 2024, dans le cadre du conflit entre Israël et le groupe militant palestinien Hamas. Photo AFP

«Pour être convaincu du bon droit de n’importe laquelle des parties, le plus sûr est d’être cette partie-là », écrit Marcel Proust (Le Temps retrouvé, 1927)

L’analyse politique commence souvent par citer la déclaration d’un haut fonctionnaire et l’utilise comme tremplin pour recommander une approche politique. En revanche, ces mots de Proust ne nous aident qu’à penser clairement à la politique. Et j’écris ceci en des termes inhabituellement personnels : dans le contexte actuel de la guerre de Gaza, il m’est difficile de penser clairement. Et je dirais que d’autres ont encore plus de mal. Les effets de cette situation sur l’analyse politique sont graves et conduisent à une prolifération de suggestions irréalistes et irréfléchies.

Proust écrivait pendant la Première Guerre mondiale. La guerre n’a pas seulement causé de grandes effusions de sang, mais aussi la célébration de ces dernières. Les Français et les Allemands de 1914 ont confondu leur patriotisme et leur sensibilité morale avec leurs capacités militaires. Comme à l’époque, la polarisation partisane d’aujourd’hui sur la guerre à Gaza n’est donc pas simplement proustienne ; elle opère avec des résultats horriblement mortels. Le sentiment d’injustice est profond chez de nombreux acteurs, et il est souvent profondément justifié. Trois aspects le rendent particulièrement polarisant dans le contexte actuel.

Déshumanisation

Le premier est justement ce contexte – ou plutôt le contexte que les partisans choisissent de voir (ou qu’ils refusent de voir). Ceux qui s’alignent sur l’un ou l’autre parti comprennent leurs griefs en termes profondément moraux et les souffrances infligées par leur camp comme un produit du contexte. Pour certains, les attentats meurtriers du 7 octobre ont été un choc profond qu’il n’est pas nécessaire de contextualiser pour le comprendre. Pour d’autres, il s’agit du résultat d’une histoire de blocus et d’abus qui a laissé peu d’options à de nombreuses victimes. D’un côté, l’horrible attaque israélienne et la relocalisation forcée de la majeure partie de la population de Gaza sont une répétition de la Nakba de 1948. De l’autre, il s’agit d’une réponse inévitable à la violence du 7 octobre. Même les personnes les plus compatissantes semblent se contenter d’un « oui, mais » mou face à la souffrance et à la mort de ceux qui se trouvent de l’autre côté.

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Deuxièmement, la déshumanisation s’est installée, car tout sens de l’humanité commune a été perdu. Mais cela ne suffit pas à décrire l’ampleur de la rage qui anime les actions. Ceux qui affrontent un chien enragé ou un nid de frelons savent que les risques doivent être soigneusement évalués et gérés. Rien ne prouve qu’un tel raisonnement ait guidé le Hamas le 7 octobre. On ne voit pas non plus comment les énormes morts et destructions infligées par les forces israéliennes à Gaza servent une stratégie autre que celles énoncées, à savoir tuer tous les membres du Hamas ou (selon une formulation censée être plus réaliste) détruire la capacité militaire et gouvernementale du mouvement, sans la remplacer. Ce n’est pas seulement le « jour d’après » des dirigeants israéliens, c’est explicitement une opération en cours et donc leur vision pour un avenir indéfini.

Troisièmement, aucune des deux parties ne semble être consciente des messages que l’autre reçoit, notamment parce que chaque partie ne se rend pas toujours compte de ceux qu’elle envoie. La charte du Hamas est fréquemment citée par les responsables et les partisans israéliens. Il s’agit d’un document authentique dont la lecture est effrayante. Je n’ai jamais entendu un membre du Hamas la mentionner dans un discours ou par écrit, mais cela n’a aucune importance pour de nombreux Israéliens qui considèrent que le massacre du 7 octobre illustre le caractère essentiellement génocidaire du Hamas. Les invocations d’Amalek par le Premier ministre israélien à la veille de l’entrée d’Israël à Gaza, les appels israéliens sans équivoque au nettoyage ethnique et la dénonciation des fonctionnaires des Nations unies pour ne pas avoir facilité la réinstallation forcée des habitants du territoire peuvent être perçus par de nombreux Israéliens comme des excès de rhétorique. Toutefois, la plupart des Palestiniens avec lesquels je m’entretiens les considèrent comme un plan d’action politique.

Espoirs fantasmés

Une telle rhétorique pourrait sembler rendre le dialogue impossible. Mais mon expérience personnelle me laisse penser que c’est presque exactement le contraire – en privé. Les discussions publiques sont stridentes et caractérisées par une inflation rhétorique. Or j’ai constaté que cela incite de nombreuses personnes (en particulier les non-spécialistes) à souhaiter des discussions plus calmes, simplement pour que le vacarme n’étouffe pas leur propre compréhension. Comme de nombreux collègues, j’ai participé à des discussions sobres et raisonnées (bien qu’angoissées) dans des salles de classe, des petits groupes et des synagogues.

Le vrai problème avec le vacarme du débat public et l’obscurité de la période actuelle sont qu’ils forment le contexte dans lequel se déroule l’analyse politique – c’est du moins ma seule explication de l’extrême pauvreté de ces analyses.

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D’abord, une grande partie d’entre elles sont basées sur des espoirs fantasmés de ce qu’un acteur acceptera, refusant souvent de prendre au sérieux les propres paroles de cet acteur. Les États arabes paieront le coût de ce qu’Israël a détruit ; les combattants du Hamas embarqueront pour des rivages lointains ; Israël acceptera une direction palestinienne qui intègre le Hamas ; tout le monde (y compris ses geôliers) réalisera que Marwan Barghouti est la réponse à toutes les questions ; les jeunes dirigeants palestiniens sélectionnés par consensus international plutôt que par des élections seront simplement suivis en raison de leur jeune âge ; Mahmoud Abbas s’effacera ; les dirigeants de l’Autorité palestinienne retourneront à Gaza (où ils seront bien accueillis) ; les dirigeants israéliens accepteront l’idée de deux États ; les Gazaouis accueilleront favorablement les invitations extérieures à rédiger de nouvelles Constitutions ou de nouveaux programmes scolaires ; les agences d’aide internationales aideront ces derniers à s’installer là où Tel-Aviv voudrait les déplacer ; l’Égypte acceptera ces transferts de population ; les dirigeants israéliens reporteront à plus tard les problèmes de sécurité qu’ils perçoivent dans leur nord ; le Hamas libérera tout simplement les otages qu’il détient… La liste de ces vœux pieux est longue.

Ensuite, il y a une déconnexion totale entre le résultat souhaité et la stratégie ou la tactique employées pour y parvenir – et parfois une confusion entre les causes et les effets : parce que le Hamas est mauvais, il peut être éliminé ; la campagne militaire israélienne persuadera les Palestiniens ; parler de l’opportunité d’une solution à deux États permettra d’y parvenir, etc. Il est difficile de voir comment les événements récents vont produire un règlement négocié, une opinion publique israélienne docile, un retour apaisé des colons, une disparition de la base de soutien du Hamas, une direction palestinienne efficace ou un processus de paix ravivé. C’est tout le contraire : tous ces objectifs sont profondément compromis par la guerre actuelle. En effet, les événements se dirigent résolument vers un avenir sombre, vers une plus grande incorporation de la Cisjordanie à Israël, une présence sécuritaire israélienne continue à Gaza, une population gazaouie relocalisée dans de nouveaux camps, un « leadership » palestinien que même ses sponsors internationaux ont cessé de prendre au sérieux, et des opinions publiques radicalisées. Tous ces résultats sont obtenus grâce aux actions de toutes les parties, et non en dépit d’elles.

Toute prescription politique sérieuse devrait donc s’intéresser à la manière dont ces tendances peuvent être inversées. Et tout renversement doit reposer sur autre chose que sur des acteurs-clés jouant un rôle que d’autres ont écrit pour eux.

À l’heure actuelle, la citation de Proust a pour but de nous rappeler à quel point la polarisation partisane a pulvérisé la pensée analytique. Ce n’est que lorsque cette situation s’apaisera – et rien n’indique que cela se produira bientôt – que nous pourrons passer du constat de Marcel Proust à l’appel de Rodney King (pour faire cesser les émeutes déclenchées par l’acquittement des policiers lui ayant infligé des sévices, à Los Angeles en 1991, NDLR) : « Vous tous, je veux juste dire, ne peut-on pas tous s’entendre ? »

Ce texte est aussi disponible en anglais sur le site de Diwan, le blog du Carnegie Middle East Center.

Par Nathan J. BROWN

Professeur de sciences politiques et d’affaires internationales à la George Washington University et chercheur invité au programme Moyen-Orient du Carnegie Endowment (Washington D.C.)

«Pour être convaincu du bon droit de n’importe laquelle des parties, le plus sûr est d’être cette partie-là », écrit Marcel Proust (Le Temps retrouvé, 1927)L’analyse politique commence souvent par citer la déclaration d’un haut fonctionnaire et l’utilise comme tremplin pour recommander une approche politique. En revanche, ces mots de Proust ne nous aident...

commentaires (1)

Merci infiniment pour cet article si juste et nécessaire. En psychopathologie nous parlons aussi de clivage qui a pour effet malheureusement d empêcher de penser . La guerre devient alors la seule réponse possible …. Il serait judicieux voir miraculeux si tout dirigeant politique pouvait avant d être dirigeant faire une psy chanalyse , le cas échéant rencontrer des psy en vue d une évaluation non pas intellectuelle mais des capacités à penser …. Utopie ? Non , projet du futur …. Mais pour l’instant aucun n’arrive à penser alors l agir l emporte , le barbarisme avec .

Nayla Chidiac-Grizot

14 h 11, le 06 janvier 2024

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Commentaires (1)

  • Merci infiniment pour cet article si juste et nécessaire. En psychopathologie nous parlons aussi de clivage qui a pour effet malheureusement d empêcher de penser . La guerre devient alors la seule réponse possible …. Il serait judicieux voir miraculeux si tout dirigeant politique pouvait avant d être dirigeant faire une psy chanalyse , le cas échéant rencontrer des psy en vue d une évaluation non pas intellectuelle mais des capacités à penser …. Utopie ? Non , projet du futur …. Mais pour l’instant aucun n’arrive à penser alors l agir l emporte , le barbarisme avec .

    Nayla Chidiac-Grizot

    14 h 11, le 06 janvier 2024

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