Quarante-huit heures à peine après les attaques du Hamas contre Israël le 7 octobre, vous m’avez envoyé un message prédisant que cette guerre risquait de mal tourner pour Israël, car les circonstances actuelles sont radicalement différentes de celles d’il y a 20 ans. Vous me disiez que le Hamas avait planifié, entraîné une réaction israélienne qui allait vite conduire l’opinion publique internationale à basculer après l’effroi et la solidarité initiale avec Israël. Vous mentionniez notamment comme facteur qui conduirait ce changement la présence de millions de personnes sur les réseaux sociaux, même en Occident, qui sympathisent avec la souffrance palestinienne. Et vous m’avez dit quelques jours plus tard que les deux tendances lourdes à l’échelle mondiale, deux tendances parfois antinomiques, celle qui aspire à plus de liberté et celle qui aspire à plus d’égalité, jouaient toutes les deux en défaveur d’Israël. J’ai été intrigué par ces messages car vous êtes l’un des rares à avoir prédit la crise économique mondiale de 2008 et à nous avoir mis en garde, dès les premiers jours, contre la propagation du Covid-19. Pouvez-vous préciser votre pensée sur la guerre à Gaza et son impact sur Israël ?
Oublions les partis pris pour ou contre Israël, et examinons la situation d’un point de vue objectif. Je ne suis pas dans la politique ; ma profession est l’étude du risque et (surtout) de la fragilité des systèmes. Le monde se dirige d’un système traditionnel, hiérarchique et vertical, vers un système de réseaux, un système réticulaire et horizontal. À tous les niveaux. La presse était verticale, au sens où vous et moi, dans les conflits d’il y a vingt ans, nous regardions la télévision, nous recevions l’information qu’on voulait bien nous donner, et nous ne pouvions pas contribuer au débat. Comme je l’ai expliqué dans Skin in the Game (Random House, 2018), avec les réseaux sociaux, le rapport est symétrique, chacun d’entre nous donne et reçoit…
En effet, la désintermédiation et les réseaux sociaux ont permis l’émergence de ce qu’on a appelé le « journalisme citoyen »...
Et cela change radicalement les rapports de force. Personne ne peut plus aujourd’hui contrôler l’information en surveillant sa principale source qu’étaient les journalistes. Il faut rappeler que les journalistes du monde occidental sont des gens extrêmement fragiles professionnellement, pouvant perdre leur emploi sans retrouver un autre. Par exemple, il était difficile il y a dix ans d’écrire des articles favorables sur Noam Chomsky, qui était sur une liste noire. Chomsky lui-même n’avait pas accès aux publications, aux grandes maisons d’édition, n’avait accès à rien... Dans le monde d’aujourd’hui, il y a plus d’un milliard de « journalistes ». Cette horizontalité, le fait que l’on ne puisse plus contrôler l’information, c’est une très mauvaise nouvelle pour Israël. Pourquoi ? À cause de ce qu’on appelle les récits, les narratifs. Le récit israélien est aujourd’hui concurrencé. Même le réseau social le plus censuré, Meta, peut interdire quelques expressions propalestiniennes, mais les gens changent de mots et de symboles. De plus, comme j’ai expliqué dans Antifragile (Random House, 2014), interdire certains livres les rend encore plus intéressants.
Et à côté de cette tendance à plus de libertés, il y a un phénomène encore plus puissant, l’aspiration à l’égalité, qui montre que lorsque des groupes commencent à réclamer leurs droits, plus on leur donne des droits, plus ils vont en réclamer d’autres en accélérant, jusqu’à ce qu’il y ait une égalité parfaite. C’est ainsi qu’on a pu se rapprocher progressivement de l’égalité entre les hommes et les femmes. Jamais nous n’avons été plus proches de cette égalité des sexes, alors que jamais nous n’avons plus eu de mécontentement.
Donc, tant que les Palestiniens ne deviendront pas parfaitement égaux aux Israéliens, ils s’en plaindront et le conflit perdurera. C’est cela, le grand problème d’Israël. Aujourd’hui, les « ethno-États » (ethno-states) sont passés de mode, le nationalisme ethnique agressif est passé de monde. C’est assez anachronique.
Vous rejoignez là le grand historien juif new-yorkais Tony Judt, qui disait qu’Israël est devenu en quelque sorte un anachronisme. Il rappelait que quand est née l’idée sioniste en 1897, le colonialisme était à la mode. Mais quand Israël a vu le jour en 1948, le colonialisme était déjà passé de mode… Son article avait fait polémique.
Exactement, c’est comme mon ami Bernard Avishai qui s’est fait descendre il y a 30 ans parce qu’il avait dit qu’Israël était une agence d’immigration qui n’a pas réussi à devenir un vrai État. (Avishai est professeur à Dartmouth, connu notamment pour ses essais incisifs dans le New Yorker et la New York Review of Books, ainsi que pour ses livres The Tragedy of Zionism et The Hebrew Republic, NDLR).
Vous faites, vous aussi, souvent polémique. Pendant cette guerre, vous n’avez pas eu froid aux yeux et vous avez, sur X, quotidiennement critiqué Israël en utilisant les mots qui dérangent les milieux pro-israéliens radicaux : apartheid, génocide… Vous avez récemment écrit : « Ceci n’est pas une guerre. C’est un massacre systématique de civils, accompagné par la destruction de zones densément peuplées pour les rendre inhabitables, par des lâches qui s’abritent derrière la technologie. C’est un nettoyage ethnique. Dans une guerre, des hommes affrontent des hommes. » Vous avez été violemment attaqué depuis plusieurs semaines, quelques extrémistes ont été jusqu’à vous accuser d’antisémitisme, mais vous avez l’habitude, puisque vous étiez aussi la cible des lobbys pro-OGM, de ceux qui ne voulaient pas croire au Covid, etc. Comment avez-vous vécu ces attaques ?
Je m’intéresse très peu à ma réputation et, de plus, en ce qui concerne les choses publiques, je n’ai pas d’amis. On ne peut pas être un vrai écrivain ou chercheur si on a peur de quelqu’un ou de l’ostracisme social, et de devoir manger seul le vendredi soir. De plus, les lobbys terrorisent les fragiles pour les tenir sous contrôle et pour donner l’exemple ; un échec public peut détruire leur image. Je suis dur à attaquer, donc ils vont trouver des cibles plus faciles…
Ces attaques et tentatives d’intimidation organisées montrent qu’Israël est un État fragile qui de plus dépend des États-Unis. Une compagnie fragile est une compagnie qui dépend d’un grand client. Il y a une stabilité illusoire, et vous savez que la compagnie va faire faillite un jour. Parce que, chez le gros client, il va y avoir un jour un changement.
Malgré toute sa force, Israël est extrêmement dépendant des États-Unis, pour être défendu à l’ONU, etc. L’Aipac, le lobby pro-israélien aux États-Unis, lève des milliards de dollars pour défendre Israël et faire battre ses adversaires.
Et il se flatte dans sa communication officielle de faire élire 95 % des candidats qu’il soutient...
Voilà, mais ce système est fragile parce que le public va finir par le savoir, et les Américains n’aiment pas être manipulés et n’aiment pas le pouvoir. Par exemple, j’ai rencontré une personne qui est en train de faire la campagne du représentant Jamaal Bowman, qui est combattu violemment par l’Aipac. (L’Aipac a même incité ses partisans républicains à s’inscrire chez les démocrates pour faire battre Bowman aux primaires démocrates, tout comme ils ont offert des millions de dollars à un candida, pour qu’il se présente contre Rashida Tlaib, élue d’origine palestinienne, dont Bowmann est proche, NDLR). Les gens ne connaissaient auparavant l’Aipac qu’au sein du système, au sein des politiciens et des élus. Maintenant, cela devient visible.
Il y a ensuite une certaine dialectique vicieuse parce que la force des États-Unis derrière Israël et son soutien inconditionnel ont incité Israël à ne pas faire d’efforts pour s’intégrer dans la région. Avec Netanyahu, le pays est devenu encore plus ethno-colonialiste qu’il ne l’était avec la loi controversée de 2018, définissant Israël comme « État-nation du peuple juif », ce qui est bien sûr problématique pour les minorités. Maintenant, Israël est un pays qui a le dos au mur. Pourquoi ? Parce que le nationalisme ethnique ne peut marcher qu’avec l’apartheid ou avec le nettoyage ethnique… L’apartheid et l’épuration ethnique ne sont plus très à la mode ici aux États-Unis. Si vous regardez la pyramide des âges en Amérique, les moins de 35 ans sont en faveur des Palestiniens et les moins de 21 ans encore beaucoup plus. Mon principe est que tout ce qui est fragile se brisera un jour.
On retrouve cette même tendance chez les juifs américains, qui demeurent majoritairement libéraux et progressistes. L’Aipac et Netanyahu s’appuient aujourd’hui moins sur les juifs que sur les « chrétiens sionistes » et sur certains courants évangéliques qui sont à la fois antisémites et sionistes.
Le problème d’Israël, c’est en effet que son gros client, avec de nouveaux managers, va peut-être changer de cap. On est dans une situation où un État a été soutenu par les gens qui voulaient lui rendre service, mais lui ont fait du mal. Rien n’a fait plus de mal à Israël, encore plus que Netanyahu, que l’Aipac, dont on pourrait dire qu’il « soutient Israël comme la corde soutient le pendu ». C’est l’Aipac qui a créé cette confusion entre Israël et le judaïsme et qui risque de causer de l’antisémitisme à cause du comportement d’Israël).
Donc, l’idée que j’avais en tête quand je vous ai écrit le 9 octobre, c’est que les Israéliens se sont trompés de période et connaissent très mal la dynamique du système. Après ce que le Hamas a fait, les gens commencent à s’intéresser de près à Israël, et plus ils s’y intéressent de près, plus ils voient le problème… Ils voient que le sionisme n’est plus un ethos, un « network », que le sionisme ne protège plus les juifs, mais que c’est devenu un nationalisme ethnique agressif et anachronique.
Même si on accepte l’idée que les juifs sont revenus chez eux après 2 000 ans, il n’en reste pas moins qu’ils ont passé beaucoup moins de temps là-bas qu’en dehors, contrairement aux autochtones. Et même si on accepte leur argument « racial », « ethnique » ou génétique, les Palestiniens ont plus le droit à la terre que ces gens venus d’ailleurs. Parce que, si on étudie la génétique des gens qui étaient là à l’époque romaine, avant la seconde destruction du temple, les plus proches des Judéens, ce sont les Samaritains, les Palestiniens chrétiens, les Libanais chrétiens (parce qu’ils sont moins mélangés), les juifs karaïtes (une très petite minorité), syro-mésopotamiens (Mizrahi sans le Yémen) et ensuite les Libanais et Palestiniens musulmans. En d’autres termes, les Levantins d’aujourd’hui. Donc utiliser l’argument « Nous revenons chez nous » ne marche plus à l’époque de la génétique maintenant qu’on a l’ADN.
Shlomo Sand a d’ailleurs écrit son best-seller « Comment le peuple juif fut inventé » (Fayard, 2008)...
Évidemment. Je ne dis pas que l’argument racial est valide, mais si Israël souhaite l’utiliser, cela ne joue pas en sa faveur.
Il y a un autre point important sur lequel j’aimerais vous faire réagir. Vous m’avez dit : « On ne peut pas être Sparte à l’ère de la mondialisation. Peace Incorporated ne marche pas. » Pourriez-vous développer ?
C’est un peu l’idée que vous avez citée (interview de Karim Bitar à France 24, NDLR) qu’Israël ne peut plus aujourd’hui être « une villa dans la jungle », comme disait l’ancien Premier ministre Ehud Barak. C’est cela, le problème, Sparte n’existe plus. L’identité des pays change et le militarisme ne protège pas. Si les identités étaient fixes et immuables, on parlerait aujourd’hui gaélique en France. Si je suis en faveur du fédéralisme au Liban (et au Levant), c’est pour des raisons tocquevilliennes : protéger les minorités (religieuses ou culturelles) de la majorité et maintenir une diversité qui évolue continuellement afin d’éviter une identité centrale figée et coercitive.
Vous pensez aussi qu’un vrai risque pèse sur l’Égypte. Assistera-t-on à une remise en cause de Camp David ?
Ce dont je suis certain, c’est que « Peace from the top » (les paix imposées par le haut par des dictateurs, NDLR), ça ne marche pas. Revenons à ce que j’ai dit au début, le passage d’un modèle hiérarchique à un modèle horizontal. Autrefois, il y avait un modèle où le roi de France signait un pacte avec le sultan ottoman, et tout le monde était content. Aujourd’hui, il n’y a pas de « grand Turc », et la paix avec l’Égypte, c’est une paix qui a été plus que froide. Les Égyptiens sont 110 millions aujourd’hui, plus de deux fois de plus que quand leurs leaders ont signé la paix. Il n’y a pas d’Égyptiens qui vont en Israël. Sissi est là parce que les Américains n’ont toujours pas compris dans quel monde nous vivons. Pas un monde des chancelleries et du « top down ». La paix ne se fait pas avec l’encre, la paix se fait avec des transactions commerciales au niveau des individus.
Les accords d’Abraham étaient donc voués à l’échec avant même les attaques du 7 octobre ?
Déjà, les pays signataires des accords d’Abraham n’ont aucune frontière commune avec Israël. Ensuite, la population locale est antisioniste, parfois même antisémite. Tout ce qui vient d’en haut est fragile. MBS aura je pense l’intelligence de se soumettre à l’opinion publique, forgée par les images des morts de Gaza.
Un rabbin vous a écrit en disant que vous étiez plus fidèle à l’éthique du judaïsme que Netanyahu et ces gens-là, que votre connaissance de la Torah et des principes du judaïsme dépassait les leurs. Êtes-vous d’accord avec le célèbre pianiste et chef d’orchestre israélien Daniel Barenboïm qui dit que les politiques israéliennes d’aujourd’hui sont une trahison de toute l’éthique du judaïsme ? Avez-vous été marqué par la pensée juive ?
J’ai pioché des idées dans le Talmud. Je pense presque comme un intellectuel juif parce qu’une grande partie de ma vie sociale et académique a été pendant longtemps avec des Ashkénazes, libéraux certes. Israël est aujourd’hui un État foncièrement fragile. Si Israël veut survivre, il doit changer radicalement de modèle et accepter l’égalité à tout niveau avec les Palestiniens – et cela sans exception, car, comme dans le cas de l’égalité des sexes évoqué plus haut, ce sont les petites différences qui vont mettre les Palestiniens encore plus en colère. Les Israéliens ont perdu du temps précieux à faire de la propagande en Amérique. Ce sont les Palestiniens qu’ils doivent convaincre. S’ils arrivent à les convaincre, il y aura de l’espoir. Mais j’en doute.
Je suis surpris de lire autant de bêtises de la part d un intellectuel comme Mr Taleb La haine d Israël fait souvent perdre le Nord Il vous suffit de prendre un billet d avion pour changer d avis du tout au tout Je n en dirai pas plus…
16 h 38, le 01 janvier 2024