Entretiens

Jean-Luc Barré : « De Gaulle et le Liban, un malentendu »

Jean-Luc Barré : « De Gaulle et le Liban, un malentendu »

D.R.

À personnage hors du commun, biographie monumentale. Déjà auteur de plusieurs ouvrages en rapport avec le général de Gaulle (notamment un Devenir de Gaulle, Perrin, 2003 et 2009), l’historien Jean-Luc Barré publie le premier volume de sa trilogie De Gaulle, une vie, sous le titre L’Homme de personne, qui court de sa naissance en 1890 à la libération de la France en 1944. Grâce à une somme impressionnante de documents d’archives, dévoilés pour la première fois, il y dessine un portrait fervent mais pas hagiographique du général, en mettant l’accent sur des domaines peu connus, par exemple sa vie privée. Ce livre a reçu le prix Renaudot Essai 2023. Pour L’Orient littéraire, Jean-Luc Barré, par ailleurs directeur de la maison d’édition Bouquins (groupe Editis), explique sa démarche et nous parle du rapport, forcément complexe, pendant la guerre, entre le chef de la France libre et le Liban.

Comment est né ce vaste projet ?

En réalité, je tourne autour depuis une vingtaine d’années : j’ai travaillé sur les mémoires de l’amiral Philippe de Gaulle, le fils du général, j’ai écrit un Devenir de Gaulle, et j’ai été l’un des éditeurs, en 2000, de ses Mémoires dans la « Bibliothèque de la Pléiade ». L’idée de cette biographie remonte à environ dix ans, et j’y ai travaillé trois ans de façon intense, en particulier à cause du dépouillement des archives inédites auxquelles j’ai eu accès, environ 100 000 documents.

De Gaulle, une vie, comprendra trois forts volumes. Le saviez-vous lorsque vous avez commencé ?

Non, absolument pas. Je me suis laissé emporter par mon sujet ! Le tome 2, Le Premier des Français (1944-1958), est prévu pour le printemps 2025, et le troisième, Le Dernier Souverain (1958-1970), pour janvier 2027. Mon éditeur chez Grasset, Olivier Nora, a été épatant, il m’a suivi tout de suite.

Faut-il être gaulliste pour réussir une bio de De Gaulle ?

Pas forcément, mais ça aide ! À partir du moment où l’on est gaulliste, ce qui est mon cas depuis l’adolescence, que l’admiration est posée, on peut être objectif, impartial. Ce qui ne veut pas dire que l’on aime sans réserves. Mon livre n’est pas une hagiographie, j’y montre les travers du général, par exemple son côté théâtral.

Oui, à un moment, vous relevez, dans ses rapports conflictuels avec le premier ministre anglais Winston Churchill, « son côté Cyrano de Bergerac sous les habits de Don Quichotte ».

C’est la vérité. En fait, je suis le seul gaulliste à avoir écrit une biographie de De Gaulle ! Jean Lacouture n’était pas gaulliste, Eric Roussel est plutôt libéral…

Quelle est la nécessité, aujourd’hui, plus de 50 ans après sa mort, d’une telle entreprise ?

50 ans, c’est un délai normal après la mort d’un grand homme. Le vrai problème, avec De Gaulle, c’est la momification, la béatification, la récupération : tous nos politiques ou presque, aujourd’hui, se réclament du gaullisme ! Cela donne l’impression que tout a été dit, que le débat est clos. Or, il demeure un grand sujet d’exploration.

Dans quels domaines ?

J’ai essayé d’approfondir certains aspects. Par exemple sa vie privée : comme, dans sa jeunesse, cette liaison féminine qu’il aurait « partagée » avec Pétain  ; les nouvelles « sensuelles » qu’il a écrites  ; ou encore sa vision de la question coloniale qu’il se forge dès l’âge de 22-23 ans, dictée par les enjeux de l’avenir tels qu’il les envisageait déjà. Puis, dès les années 30, il a compris les dangers, les limites du système colonial à la française, partout dans ce qu’on appelait alors l’Empire : Maghreb, Afrique subsaharienne, Asie, Moyen-Orient… À partir des sinistres accords de Munich, fin septembre 1938, approuvés par Charles Maurras en dépit de son nationalisme intransigeant, De Gaulle dépasse le nationalisme, évolution que le régime de Vichy parachèvera. L’idée européenne fait son chemin dans sa tête, avec le non-alignement, l’indépendance dans tous les domaines. Il est passé du monarchisme de sa jeunesse à un modèle de société qu’il mettra en place lorsqu’il parviendra au pouvoir, mi-libéral mi-étatique, avec des idées « révolutionnaires » comme l’alliance du capital et du travail.

Mais c’est durant la guerre, dès le 18 juin 1940, qu’il se révèle en tant qu’homme d’État ?

Je l’appelle « le mendiant orgueilleux ». À un moment, le soldat se mue en homme d’État. L’homme d’État prime sur le militaire. Seul, De Gaulle incarne la France, au terme d’un cheminement de 50 ans. Et il va parvenir à imposer sa légitimité, notamment aux alliés. On peut dire que sa vie est traversée par une vision de la France et du monde, et jalonnée de mutations.

Que reste-t-il aujourd’hui de ce qu’on appelle le gaullisme ?

De Gaulle lui-même n’était pas à l’aise avec ce mot qui sous-entend que sa pensée serait une doctrine, comme le communisme ou le socialisme, ce qui n’est pas le cas. D’où des malentendus, et le fait qu’aujourd’hui tous nos politiques ou presque s’en réclament, y compris les adversaires les plus farouches, de part et d’autre, du Général ! Il nous a légué des institutions si solides que, même malmenées à plusieurs reprises, comme notre Constitution, elles résistent encore, et tiennent le pays. L’idée de l’indépendance et de la souveraineté de la France, en tant que nation. Et il a aussi mené de grandes réformes. Mais cet héritage est aujourd’hui dilapidé. Certains de nos hommes politiques ont donné des « preuves de gaullisme », comme Jacques Chirac lorsqu’il refuse, en 2003, que la France participe à l’invasion de l’Irak par la coalition des Occidentaux dirigée par les Américains. Mais Chirac n’était pas vraiment gaulliste, plutôt radical façon IIIe République et opportuniste. La France d’aujourd’hui a perdu sa capacité d’être une médiatrice dans les conflits majeurs, on le voit bien en ce moment en Ukraine et au Proche-Orient. Revenue dans l’Otan sous Nicolas Sarkozy, alignée sur les États-Unis, elle ne peut plus faire entendre sa voix. De Gaulle, par exemple, disait : « On ne doit pas faire l’Europe contre la Russie. » On l’a fait quand même, et on voit aujourd’hui les conséquences de cette politique, avec Poutine. Mais le plus fondamental, dans la pensée et l’action du général de Gaulle, c’est le sens de l’État, fondé sur des institutions solides.

Dans votre livre, vous traitez naturellement de ce qu’on appelait alors « le Levant », avec la Syrie et le Liban, sous mandats français tandis que l’Irak ou l’Égypte étaient sous la tutelle britannique. Quels furent les rapports de De Gaulle avec le Liban ?

Il a vécu à Beyrouth une première fois de 1929 à 1931, quand il n’était que commandant, officier dans les services de renseignement. C’était une sorte d’exil, avec sa famille. Il en a profité pour apprendre, visiter une zone géographique qu’il percevait mal. Il se rend à Damas, Alep, Jérusalem… Il perçoit aussi très vite l’échec du mandat français dans les deux pays sous notre « protection », notamment à cause de la complexité de la situation au Liban – déjà. Il vit également la rivalité coloniale franco-anglaise. Les Anglais n’ayant qu’une idée en tête, celle de supplanter la France et son influence dans toute la région. Et puis il y a, en 1931, cet épisode inouï du discours qu’à la place de son supérieur hiérarchique, empêché, le capitaine prononce à l’Université Saint-Joseph, devant un parterre de l’élite libanaise, dont plusieurs futurs leaders politiques et même futurs présidents. Il invite la jeunesse libanaise à former un État ! D’où un malentendu qui perdurera pendant la guerre. Pour lui, il s’agissait d’un État dans le cadre de la présence française, avec la France, et non d’une réelle et totale indépendance.

Ce malentendu va s’avérer lourd de conséquences par la suite ?

Bien entendu, durant la guerre. De Gaulle, quoique réfugié à Londres depuis 1940, avait parfaitement compris que la libération de la métropole occupée ne pouvait venir que de l’Empire qu’il a sillonné durant les années de conflit. Notamment l’Afrique. Au Levant, la situation était un véritable imbroglio : des soldats allemands se trouvaient en Irak, l’autorité française en Syrie était fidèle au régime de Vichy, celle du Liban gaulliste. D’où des combats violents le 8 juin 1941, entre Forces Françaises Libres et armée « régulière ». Des Français s’entre-tuent pour la domination sur la Syrie. L’obsession de De Gaulle était la reconquête de la souveraineté française contre Vichy. Il était donc prêt à lâcher du lest pour y parvenir. En 1941, sous la poussée des élites libanaises, et inquiet du travail de sape des Anglais pour nous bouter hors du Liban, de la Syrie et de tout le Proche-Orient, et poussé par Churchill, il promet aux Libanais leur indépendance. Mais pour lui, c’était plus tard, le moment venu, soit après la guerre. D’où malentendu. Il s’est retrouvé en porte-à-faux en 1943, lorsque cette fameuse « indépendance » a été concrétisée, avec un président de la République, une Assemblée nationale, un gouvernement. Cela aboutira à un conflit ouvert, géré par Jean Helleu, Délégué général de la France Libre au Liban, en 1944.

Au final, que penser de cette relation ?

De Gaulle était attaché au Liban, même si, globalement, il était plus lié à l’Afrique ou à l’Asie qu’à l’Orient. Par la suite, lorsqu’il sera au pouvoir, il s’occupera plutôt du Moyen-Orient et d’Israël. Il a entretenu des liens d’amitié avec plusieurs présidents du Liban, mais il n’y est jamais revenu en visite officielle. Il semble qu’il en avait le projet à l’automne 1968. Les événements en ont décidé autrement. Mais ça, ce sera raconté dans mon tome 3 !

De Gaulle, une vie. T. I. L’Homme de personne (1890-1944) de Jean-Luc Barré, Grasset, 2023, 982 p.

À personnage hors du commun, biographie monumentale. Déjà auteur de plusieurs ouvrages en rapport avec le général de Gaulle (notamment un Devenir de Gaulle, Perrin, 2003 et 2009), l’historien Jean-Luc Barré publie le premier volume de sa trilogie De Gaulle, une vie, sous le titre L’Homme de personne, qui court de sa naissance en 1890 à la libération de la France en 1944. Grâce à une...

commentaires (3)

Il y a comme un paradoxe chez de Gaulle, d'abord, le personnage historique sur lequel tout a été dit et qui ne souffre aucune critique, et le responsable politique, qui, lui, n'est pas indemne de critiques. L'épisode Helleu en 1943 est malheureux. Idem pour les massacres de Sétif en 1945 ou le traitement des harkis après 1962...

Thierry BERCIN

12 h 08, le 18 janvier 2024

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Commentaires (3)

  • Il y a comme un paradoxe chez de Gaulle, d'abord, le personnage historique sur lequel tout a été dit et qui ne souffre aucune critique, et le responsable politique, qui, lui, n'est pas indemne de critiques. L'épisode Helleu en 1943 est malheureux. Idem pour les massacres de Sétif en 1945 ou le traitement des harkis après 1962...

    Thierry BERCIN

    12 h 08, le 18 janvier 2024

  • Chaque personne politique, militaire, a le potentiel d'être un "De Gaulle" dans son pays. Deux seules conditions le permettent; l'amour illimité de sa Patrie et la mise de côté de ses intérêts personnels. Des conditions qui paraissent simple mais difficiles à atteindre. Aimer son pays aujourd'hui signifie extrémiste de droite. Mettre ses intérêts de côté signifie dans les dictionnaires politiques modernes naïveté

    Céleste

    09 h 00, le 07 janvier 2024

  • Merci de parler de DE GAULE avec tout le respect qui lui est dû. Si DE GAULE n’avait pas créé les forces françaises libre, l’Allemagne nazi aurait conquis toute l’Europe et les malheureux juifs auraient été exterminés comme Netanyahu veut exterminer d’abord le Hamas avant de s’en prendre aux palestiniens de la Cisjordanie.

    Mohamed Melhem

    03 h 30, le 07 janvier 2024

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