Recevant le 11 mai 2023 Antoine Compagnon à l’Académie française, Pierre Nora relevait que le nouvel académicien avait contribué à la « réédition des Cahiers de Barrès (le tome 2 en l’occurrence) pourvue d’une forte introduction que cet auteur trop oublié, et dont le centenaire de la mort, à la fin de cette année, risque de n’avoir pas l’éclat de celui de Marcel Proust ». En citant Barrès, Nora témoigne bien de son courage et de sa probité intellectuelle car si Barrès a certainement été un écrivain phare de la littérature française à un moment donné de son histoire, son engagement dans la politique française (député de 1894 jusqu’à son décès) et son égarement dans l’affaire Dreyfus ont incité nombre de penseurs et d’analystes – dont l’académicien Jean Guéhenno dans La Mort des autres (Grasset, 1968) – à insinuer que son engagement politique s’est fait au détriment de sa véritable vocation littéraire, en dépit d’un œuvre significative. Il n’empêche que cet écrivain continue d’interpeler la société littéraire. Et c’est ainsi qu’outre son introduction aux Cahiers relevée par Pierre Nora, Antoine Compagnon, si respectueux du patrimoine culturel de la France, a également dirigé chez Gallimard en 2023 la parution d’un ouvrage intitulé À l’ombre de Maurice Barrès.
Ceci dit, et pour respecter les souhaits de Pierre Nora et d’Antoine Compagnon, il y a lieu de relever que L’Enquête aux pays du Levant, paru en novembre 1923, dans laquelle Barrès a rapporté son voyage en 1914 en Orient, contient de longs chapitres sur le Liban d’alors et notre devoir de mémoire exige de rappeler la station barrèsienne dans ce pays au printemps de 1914, à la veille même de la Première guerre mondiale.
Après ses voyages en Espagne, en Italie et en Grèce, Barrès se décide en 1914 à visiter le Levant. « Aujourd’hui, écrit-il en tête de son Enquête, au lendemain d’une campagne électorale, pour me récompenser, je vais franchir la zone des pays clairs et pénétrer dans le mystérieux cercle. Je me donnerai une brillante vision, j'éveillerai en moi des chants nouveaux, et m’accorderai, avec des faits émouvants que je pressens et que j'ignore. J'ai besoin d'entendre une musique plus profonde et plus mystérieuse, et de rejoindre mes rêves que j'ai posés de l'autre côté de la mer, à l'entrée du désert d'Asie. Il s’agit qu'un jour après tant de contrainte, je me fasse plaisir à moi-même et qu'oubliant des obligations de tous genres je me laisse aller à la pensée naturelle. »
Aussi, le 1er mai 1914, Barrès s'embarque-t-il à destination de l'Orient. L'Enquête nous retrace son périple : Alexandrie, Beyrouth, le Liban, le Tombeau d'Henriette Renan, une soirée avec les Bacchantes, la Religieuse Hendiyé, Baalbeck, Damas, le Vieux de la Montagne, Homs, Alep, l'Euphrate, Antioche, le Taurus et Constantinople. Au Liban, il subit le fort envoûtement des forces mystiques de ce pays : pour le passé avec Baalbeck et Afka, et pour le présent avec le tombeau d’Henriette Renan et la religieuse libanaise Hendiyé.
Après une brève escale à Alexandrie, Barrès arrive au Liban et Beyrouth lui apparaît enveloppée d'un immense brouillard qui s'étend sur toute la côte libanaise. Barrès est déçu car il comptait avoir « une vue du Liban depuis la mer » et au lieu d'une belle vue de Byblos et de Sidon, « c'est un immense brouillard, épais, universel et tout chargé de pluie » qu'il découvre.
Il débarque et se fait conduire à l’Université Saint-Joseph « phare spirituel de la Méditerranée orientale ». Là, il se promène et il est enchanté par « les collégiens, les étudiants, les maîtres laïques, les religieux, les anciens élèves, les classes, les amphithéâtres de droit et de médecine, les cours de langues orientales, la bibliothèque, l’imprimerie, la chapelle ». La vue de cette élite de collégiens porte Barrès à formuler certaines réflexions sur cette jeunesse qui veut se lancer sur les chemins de la liberté quels en soient les risques. Et Barrès de se demander si cette jeunesse diplômée et cultivée sera capable de faire revivre les « fécondes semences du passé ».
Après avoir visité les écoles de Beyrouth, Barrès oriente ses regards vers les contreforts du Liban avec leurs mythologies et leurs mystiques propres à l’enchanter. Son premier pèlerinage est le tombeau d'Henriette Renan à Amchit : « Ce que mon imagination réclame de ces premiers jours de Beyrouth c’est un pèlerinage renanien, une visite aux lieux que le magicien habita et célébra ; et d'abord au tombeau de sa sœur Henriette, à Amchit. » En route, il passe devant la baie de Djouné toute empreinte de « sérénité », rappelant que Renan l’avait qualifiée de « plus beau paysage du monde ». Puis, le voilà en face de l’ancien fleuve Adonis et enfin Amchit apparaît. Barrès monte au tombeau d’Henriette : « Quatre murs de deux mètres de haut l’enferment ; quatre pierres superposées de manière à former un escalier, la recouvrent ; un chêne vert, vigoureux et trapu, l’ombrage et rempli tout le ciel de ce petit enclos. » Cependant, « Henriette n’est pas nommée » : c’est plus émouvant ainsi. Et Barrès de constater que « la présence réelle de la relique justifie son émotion, et ouvre un champ tragique à ses pensées », car il a, ici devant lui, quelques choses de vrai et de défini, alors que s’il retrouvait la trace de Lady Stanhope, elle serait « trop mêlée d’extravagance ». Déjà à propos de Renan, Barrès ne s’est-il pas rendu compte de ce caractère particulier qu’a l’Orient de mélanger la vérité à la légende ? Et, lorsque la nuit descend, Barrès ne peut s’empêcher de mêler l’antique au moderne, et de s’abandonner aux forces mystiques de l’Orient : « C’est bien le moins que Byblos et le fleuve Adonis m’incitent à me livrer aux forces de la sympathie et de l’enthousiasme… Ici, Renan a perdu son aînée, son guide féminin, sa sœur et son inspiratrice, envers qui il avait été un enfant égoïste. Ce que fut cette mort, comment il l’éprouva, quel sens le plus beau il donne à ce qu’il doit subir, cherchez-le dans les couleurs que, peu après, il prêta au culte d’Adonis et Tammouz. Ce soir, ce que la mer de Syrie raconte au rivage du Liban, avec cet accent de reproche et d’amour, c’est leur grand secret séculaire de larmes et de volupté. Elle jette éternellement ses vagues sur la grève de Byblos pour la purifier, et quand elle y conduisit la vierge bretonne, c'était pour que le tombeau de cette dévouée demeurât, aux lieux des antiques mystères comme la cendre d'un sacrifice. »
Après avoir visité Beit-Eddine, palais romantique qui lui rappelle « un coin de Grenade ou de Tolède », et avoir gardé le lit à Dair-el-Kamar durant plusieurs jours, suite à un accès de fièvre, Barrès, dès son retour à Beyrouth, part pour le fleuve Adonis et le temple ruiné d'Afka, « sillon profond de la montagne, point vibrant, source de vie et secret du Liban ».
Sur son chemin, il interroge à Ghazir deux femmes chez lesquelles Renan a jadis habité, puis, il continue sa route. Monté à cheval de Ghazir avec ses compagnons à neuf heures du matin, Barrès parvint vers six heures devant les sources d’Afka où il fut ébloui par le spectacle qui se présentait à sa vue et auquel se mêlait la religion, but majeur de ses voyages et de ses recherches. L'Enquête porte la trace de cet éblouissement : « Enfin les voici ! Quel émerveillement grandiose : voici l'amphithéâtre fameux, la masse d'eau qui s'échappe de la haute grotte, le mur circulaire, les immenses rochers… C'est un lieu religieux, les proportions en sont admirables, un homme et un âne qui franchissent une arche jetée à mi-chemin de la cascade et qui me semblent d’abord tout proche, à la réflexion, me révèlent, par leur taille minuscule, le gigantesque de cet amphithéâtre. Tout invite au silence et à la vénération. On se meut ici dans une pensée grandiose et de qualité héroïque. La présence de la divinité est certaine. »
Cette émotion de Barrès se retrouve sous sa plume lorsqu'il se lance dans l'analyse des forces mystiques qui se perpétuent selon lui à travers les siècles et jusqu'à nos jours malgré l'écroulement du temple, car la nature insouciante a accompli son œuvre destructrice en renversant « l’offrande de l'humanité » mais « l'humanité continue de supplier l'esprit du lieu ».
Barrès cherche à saisir l'idée religieuse d'Afka. Il veut trouver l’origine de la dégradation des femmes et de la beauté aux buissons ensanglantés. Et il croit voir qu'à l'origine de ces bacchanales, de « ces brutalités et de ces grandeurs, il y a un principe religieux ». Ce principe étant « le besoin passionné d'entrer en contact avec l’invisible ». Et Barrès « d’associer Moïse, Descartes, Pascal, à ces bacchantes, mystiques dévouées, mais mystiques » qui permettent à la religion, à l’art, à la science de s’imposer.
L'Enquête contient un chapitre qui a été inspiré à l'auteur par le Liban, mais qui semble n'avoir pris sa signification et son extension que bien plus tard. N'oublions pas que L'Enquête a été rédigée neuf ans après le voyage, et publiée en 1923. Entre-temps, des faits et des souvenirs s'étaient estompés alors que d'autres se développaient d'une façon aiguë. C'est, je crois, le cas du chapitre relatif à Hendiyé, la religieuse du Liban. II semble superflu de retracer ici son périple. Tout ce que nous pouvons signaler c'est qu'elle s'est imposée à Barrès car il a vu en elle une descendante des bacchantes. Il a distingué dans « cette enthousiaste un peu barbare, et dans les femmes groupées autour d'elle, une sorte de résurrection des puissances qui firent les bacchantes ».
De retour à Beyrouth, Barrès ne tarde pas à reprendre le chemin de la Montagne. Il monte à Bkerké sur l'invitation du Patriarche, Monseigneur Hoyek et mon grand-père maternel Youssef Freifer, alors mudir de Jounié me rappelait, dans sa vieillesse, qu’il l’avait accompagné de Jounié à Bkerké. « Le bel endroit ! Un palais, un couvent, un domaine champêtre, en proie à l'azur du ciel et du gouffre, au parfum de la mer et de la montagne, et tout rempli de prélats aux longues barbes, en robes éclatantes, qui agitent inépuisablement des problèmes d'administration et de politique. » Puis, il décrit le Patriarche : « curieux souverain, un sage, à la fois évêque et pacha, un Nestor aussi, Sa Béatitude le Patriarche maronite d'Antioche, tout en courtoisie et en finesse, élevé à Rome, mais plein des passions et des raisons de son petit-peuple oriental. »
Après sa visite à Bkerké, Barrès « franchit en chemin de fer le Liban » pour visiter Baalbeck. Il n'essaye pas de décrire ces ruines grandioses, déjà décrites comme il dit par « trente-six poètes ». Tout conspire à mettre les âmes en émoi surtout « les six colonnes haut placées, qui portent avec magnificence l’arche du Jupiter Soleil ». Frappé par la grandeur de ces temples en ruines, « trop dénués d’âme », et par conséquent impossibles « à humaniser » ; ébloui par le culte antique du Soleil Levant que Saint Ambroise et la tradition de l’Église ont civilisé, Barrès ne peut que se réjouir de voir le rôle de l’Église « modératrice des forces éternelles », qui « endigue le flot mystique sans le détruire ». Et enfin, au moment de prendre à nouveau le train en direction de Damas, Barrès réitère sa question : que pouvons-nous retrouver du passé sur les sols sans cesse retournés par la civilisation moderne ? Pouvons-nous entendre de nouveau le chant des bacchantes se livrant à l’orgie sacrée sur la route d’Afka ? Pouvons-nous saisir, grâce à la masse imposante des ruines ou des vagues éternelles qui viennent mourir sur les rives de la Méditerranée, le secret des religions antiques et des âmes des fidèles ?
Avec Lamartine, Barrès est peut-être le seul de ces voyageurs d’Orient à s’être intéressé aux religions et aux âmes. Il recherchait « la confusion du sensuel et du religieux ». Ses voyages en Italie, en Espagne, en Grèce, en Égypte l’avaient préparé à ce voyage au Liban, lui qui voulait trouver dans les religions une consolation au néant.
« Amateur d’âmes » a-t-il dit quelque part ; oui sans doute. Avec Metz et « La Colline inspirée », le Liban demeure une des stations barrésiennes. Et un devoir de mémoire exige d’en rappeler le souvenir, surtout qu’il avait consacré l’après-midi du jour de son décès, le 4 décembre 1923, à dédicacer les exemplaires de son Enquête aux pays du Levant.