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Un frère à moitié blanc

Un frère à moitié blanc

© Raphaëlle Macaron

Les pharaons érigèrent des pyramides, soucieux que le monde soit témoin de leur grandeur. Les généraux conquérants avaient une préférence pour les statues qui les représentaient à cheval et, plus tard, sur des chars.

 

Lucien George, quant à lui, avait son propre monument commémoratif. Je me plais à croire qu’il représente notre amitié inébranlable et notre dévouement au journalisme. C’était une Austin Mini cabossée. Pendant de nombreuses années, elle se trouvait sur le toit de son modeste garage, près de l’ancienne Ligne verte, à proximité de l’Université Saint-Joseph.

 

Que de fois avions-nous mis nos vies en péril dans cette boîte de conserve, pendant les pas si « petites guerres » du Liban. Avoir un partenaire de couverture médiatique m’aida à maîtriser cette peur quasi permanente qui me dominait – celle d’être kidnappé ou même tué. La motivation de Lucien était plus simple, celle de se contenter de couvrir l’événement, sans doute parce qu’il avait déjà été kidnappé trois fois.

 

La Mini nous rappelait ces maintes fois où nous avions frôlé la mort, tant elle était délabrée.

 

Je pense que nous avions commencé à travailler ensemble pour les raisons pratiques habituelles des correspondants de guerre. Il n’était ni sage ni sûr de sortir seul. Pourtant, mieux valait ne pas couvrir les événements avec des collègues de journaux rivaux parce que les articles finiraient par se ressembler, comme si l’un avait carrément copié le travail de l’autre.

 

J’eus beaucoup de chance d’avoir Lucien pour coéquipier. Très vite, nous devînmes amis. Je travaillais pour le Washington Post, lui d’abord pour Le Figaro puis, pendant plus de trente ans, pour Le Monde. Il avait une connaissance limitée de l’anglais, mais réussissait quand même à s’en sortir. Ensemble, nous parlions français, une langue que j’avais apprise au collège puis perfectionnée lors de mes reportages à Paris et en couvrant les guerres dans les anciennes colonies françaises en Afrique, au Vietnam et dans d’autres avant-postes coloniaux. C’était une langue que Lucien aimait passionnément. Il l’écrivait avec élégance, clarté et nuance.

 

Lucien était certes le plus expérimenté des deux. Il apportait à ce drôle de partenariat un esprit politique vif, aiguisé par des décennies de couverture médiatique, ainsi que l’arabe, une langue que je ne maîtrisais pas.

 

Quant à moi, je m’étais taillé une réputation sulfureuse au Liban après avoir prédit le déclenchement des « petites guerres » dans un long article du Washington Post, publié neuf mois avant que les événements du 15 avril 1975 à Aïn el-Remmaneh ne laissent place à quinze ans de guerre et de destruction.

 

J’avais, à mon actif, des décennies de couverture de petites et de grandes guerres. J’avais le don de savoir quand il y avait anguille sous roche. Je détectais les dirigeants pourris et le lent effondrement de systèmes politiques de plus en plus chancelants, comme dans le cas du Liban après le départ des Français qui régnèrent entre les deux guerres mondiales. La plupart des Libanais n’avaient pas de connaissances directes sur la guerre et l’armée libanaise était délibérément maintenue faible pour éviter tout aventurisme militaire.

Lucien vit de ses propres yeux ce que j’avais moi-même vu. Il resta cependant résolument optimiste quant à la francophonie et à l’avenir de son Liban bien-aimé, malgré les signes croissants que les deux étaient en déclin.

 

À la suite d’un événement particulièrement désastreux – il y en eut tellement que j’ai du mal à me souvenir des détails – j’incitai Lucien à partir. Après tout, il avait beaucoup à offrir : des connaissances inégalées du Moyen-Orient et un style d’écriture des plus élégants.

 

En ces temps décidément pré-politiquement incorrects, Lucien soupira et me dit : « Je serais considéré simplement comme à moitié blanc. » Il entendait par là qu’il ne trouverait jamais de bon poste dans le journalisme à l’étranger. Mais la vérité, c’est qu’il aimait son pays plus que tout. Jamais cet espoir de jours meilleurs ne cessa de briller en lui.

 

Lucien resta donc, pour le plus grand bien de ses lecteurs, soucieux de trouver des explications compréhensibles au chaos toujours plus compliqué et insensé qui découla des événements.

 

Je tirai le plus grand profit de sa pédagogie informelle. Jamais je n’aurais pu écrire mon livre sur le Liban sans lui. Il décortiquait, souvent patiemment, tel ou tel autre aspect du comportement déroutant du pays. Il me fournit involontairement ces éléments constitutifs indispensables, mieux connus sous le nom de citations et d’anecdotes.

 

Après la publication de ce livre Going All the Way. Christian Warlords, Israeli Adventurers and the War in Lebanon, l’accès à telle ou telle autre partie du pays me fut interdit pendant une bonne décennie. Pis encore, trois copies pirates omettaient des passages qui auraient pu calmer la fureur d’une communauté ou d’une autre.

 

Je savais avec certitude que ce livre causait des ennuis à Lucien. Mais il ne me reprocha jamais rien.

 

Ce n’était pas son style qui sortait de l’ordinaire. C’était plutôt le fait que le maronite qu’il était vivait à Beyrouth-Ouest, un quartier à prédominance musulmane. Il passait de la parole aux actes. Plusieurs chefs de guerre qui auraient pu s’en offusquer avaient mieux à faire que de lire ses articles dans Le Monde – c’était encore possible à l’époque du journalisme pré-électronique – ou préférèrent se taire.

 

Finalement, même Lucien fut contraint, tout comme de nombreux autres chrétiens d’emménager à Beyrouth-Est, alors sous la coupe de milices chrétiennes de plus en plus intolérantes. Mais les lecteurs du quotidien Le Monde n’ont jamais pu déceler le moindre changement de comportement dans ses récits.

 

Au milieu de tout ce labeur, Lucien trouva le temps et l’énergie nécessaires pour lancer divers projets, honorant ainsi la grande tradition de l’ingéniosité entrepreneuriale libanaise.

 

Il y eut d’abord ses Fiches du monde arabe – surnommées les « Filles du monde arabe ». Une équipe presque exclusivement formée de chercheuses produisait régulièrement des dossiers essentiels sur la politique, l’économie et la culture de la région.

 

Puis, au moment où l’économie libanaise battait de l'aile, il réussit à convaincre les grands éditeurs français de lui permettre d’imprimer et de vendre des livres au quart de leur prix en France.

 

Et, dans un coup de maître, il persuada Bernard Pivot de se rendre au Liban pendant de nombreuses années et d’appliquer cet exercice typiquement français connu sous le nom de « La Dictée ». Il est conçu pour démontrer la maîtrise des éléments les plus insolites de la langue. Il n’est pas exagéré de rendre hommage à « La Dictée » qui réussit à unir des milliers de Libanais au moment où les milices belligérantes et leur voisin israélien agressif déployaient tous les efforts possibles pour réduire le pays à néant.

 

Ces bonnes actions qu’il mettait au profit des esprits libanais durement éprouvés furent suivies d’entreprises lucratives qui aidèrent à les financer.

 

Conscient que le système téléphonique libanais était en lambeaux à cause des combats, Lucien remarqua que les Libanais figuraient parmi les premiers à adopter les téléphones portables. Recourant aux services des mêmes femmes qu’il avait embauchées pour mettre à jour les annuaires téléphoniques d’avant-guerre, il sortit le premier annuaire téléphonique au monde pour les téléphones portables.

 

J’eus le plaisir d’écrire un article là-dessus pour le Washington Post en surnommant son activité « La Rolls Royce des annuaires téléphoniques ». Très vite, un gouvernement libanais avide acquit son entreprise.

 

Avec les bouleversements politiques qui suivirent l’assassinat de Rafic Hariri, Lucien réussit à convaincre Le Monde de le laisser éditer et imprimer localement Le Monde Édition Proche-Orient qui combinait un résumé du quotidien parisien avec des éditoriaux et des articles d’opinion locaux.

 

J’ai le vertige rien qu’en pensant à toutes ces activités. Je me demande comment Lucien trouva le temps d’entretenir notre amitié. Mais, assidûment, il le fit.

 

Lucien portait une barbe blanche, alors qu’il était dans la fleur de l’âge. Il ressemblait à un Victor Hugo des temps modernes. Je me réjouissais de le recevoir à chaque fois qu’il se rendait à Paris. Il assista au mariage de la fille de ma femme. Nous passions notre temps chez lui toutes les fois que nous visitions Beyrouth.

 

Pendant qu’il menait son dernier combat contre le cancer à Paris, des liens d’amitié très forts continuaient de nous unir. Je le voyais souvent et l’appelais « maître ». Il a dit à ma femme que j’étais son frère. La dernière fois que je le vis à Paris, c’était deux jours avant qu’il n’y soit rapatrié. Je lui avais alors dit que je viendrais le voir à Beyrouth. Si seulement nous pouvions refaire le monde tous les deux.


Les pharaons érigèrent des pyramides, soucieux que le monde soit témoin de leur grandeur. Les généraux conquérants avaient une préférence pour les statues qui les représentaient à cheval et, plus tard, sur des chars. Lucien George, quant à lui, avait son propre monument commémoratif. Je me plais à croire qu’il représente notre amitié inébranlable et notre dévouement au...

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