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Lucien Georges, un journaliste si romanesque

Lucien Georges, un journaliste si romanesque

D.R.

«Mais oui, Emmanuel, il faut que tu persévères : on a tous envie de savoir qui est vraiment Lucien ! »

C’est Etel Adnan qui m’encourage ainsi un soir d’été, alors que j’étais assis à sa table sur la terrasse du Time Out-La Closerie à Achrafieh. Je venais alors de débuter une série d’entretiens avec Lucien dans l’objectif assez flou (fou, serait plus juste) de publier à terme un livre revenant sur sa carrière de journaliste.

J’avais rencontré Lucien quelques années plus tôt et il m’avait aussitôt embarqué dans l’aventure du Monde Édition Proche-Orient, jusqu’à ce que celle-ci s’achève en cette funeste année 2006. C’est auprès de lui que j’appris le métier de journaliste selon les règles édictées par Georges Naccache qui fut son mentor (« Faites taire monsieur Chamoun », « Les paras à Paris », « Deux négations ne font pas une nation », « Prends-en de la graine vilain Villin »).

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Lucien George par lui-même

En plus des longues heures passées au premier étage de son immeuble reconverti en salle de rédaction, une fois le bouclage terminé, je l’interrogeais inlassablement sur les événements qu’il avait couverts durant un demi-siècle et sur la géopolitique du Moyen-Orient (et lui, à traquer les cendriers que je planquais dans le tiroir de mon bureau : « Vilain Villin, quand vas-tu arrêter de fumer ? »)

Je l’avais naturellement incité à écrire ses mémoires, mais il s’y refusait obstinément (bien d’autres l’avaient encouragé en ce sens avant moi et s’étaient vu opposer le même refus). « Ce n’est pas pour moi, c’est bon pour les vedettes de la télé », se dérobait-il à chaque fois que je le relançais. Probablement, considérait-il qu’il les avait déjà écrits : les centaines d’articles qu’il avait rédigés au cours de ses cinquante ans de carrière, principalement pour L’Orient, puis L’Orient-Le Jour et Le Monde, ne constituaient-ils pas à leur façon des mémoires, en tout cas une mémoire d’une époque révolue ?

Malgré ses réticences, j’avais finalement, à force de persévérance, obtenu son accord pour quelques rendez-vous : « Un essai Villin, ne t’emballe pas, vilain Villin. » Nous nous retrouvions alors dans son jardin, à l’ombre de son olivier centenaire et autour d’une tasse de café blanc ou d’une coupe de glace au chocolat – le mille-feuilles n’était jamais loin non plus : « Goûte, vilain Villin, c’est le meilleur de la ville. »

Hélas, je devais très vite déchanter et me rendre à l’évidence que c’était de mauvaise grâce que Lucien avait accepté de se prêter à l’exercice de l’interview. J’avais naïvement cru que je parviendrais à le faire passer à table, mais c’était invariablement moi qui me retrouvais dans la position de l’interviewé (« Tu les trouves où les pièces détachées pour ta Fiat 124, Villin ? ») Pis, il s’évertuait à saboter mon entreprise par toutes sortes de subterfuges, le plus simple consistant à manipuler mon dictaphone pendant notre conversation, rendant celle-ci partiellement inaudible à la réécoute ; le plus retors à m’emmener à bord de sa Jaguar déjeuner sur une terrasse au bord de la mer (« Ne converse pas la bouche pleine, tu devrais savoir ça Villin. ») Sa réticence à se livrer eut bientôt raison de mon obstination et je dus renoncer, non sans amertume, à mon projet de livre.

Un an plus tard, je me lançai, sans trop savoir où j’allais, dans l’écriture d’un roman dont le motif central serait Beyrouth vue à travers les errances et les rêveries d’un narrateur à la recherche d’un passé évanoui et de ses propres racines. Me manquait cependant une intrigue qui permettrait à mon texte de prendre la forme d’un roman plus abouti. Je ressortis alors les retranscriptions des entretiens avortés avec Lucien et c’est à partir de ce matériau et de mes souvenirs que j’ai composé un personnage évanescent, à la fois magnétique et insaisissable, attirant et agaçant, qui deviendra la figure centrale de mon livre. Ce personnage de roman, je le prénommai Camille, prénom épicène qui me semblait aller comme un gant au personnage énigmatique qui l’avait inspiré. De fait, les lecteurs l’imagineront tour à tour diplomate, trafiquant d’art, cinéaste, espion, dandy…


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Lorsque le livre parut en 2016, sous le titre Sporting Club, j’hésitai plusieurs jours avant de l’envoyer à Lucien, de crainte qu’il désapprouve mon geste et qu’il m’en tienne rigueur. Je ne reçus aucune nouvelle de sa part durant plusieurs semaines, jusqu’au jour où, quelque peu fébrile, je montai dans un avion de la MEA pour présenter mon roman au Salon du livre de Beyrouth. Alors que je m’apprêtais à éteindre mon téléphone avant le décollage, je reçus un message : « Dîner ce soir chez moi. Pavlova de chez Cannelle pour le dessert. Sois à l’heure. Signé : Camille. » J’ignorais comment il avait appris le jour et l’heure de mon vol, mais je fus soudain soulagé que la lecture de mon roman ne l’ait pas offensé. Mieux : il s’identifiait maintenant au personnage dont il était le modèle au point de signer du nom de son double de fiction.

Toujours est-il qu’il me reçut royalement le soir même dans son jardin, comme si de rien n’était, n’évoquant à peine la raison de ma venue à Beyrouth. Le jour suivant, il organisa une petite réception chez lui au cours de laquelle, entre une pâtisserie de Bohsali et une coupe de champagne, il distribuait mon livre à ses invités, et c’est tout juste si ce n’était pas lui qui dédicaçait ce qu’il considérait être sa biographie, une « biographie sans scrupule », pour reprendre l’expression de Jean Echenoz, dans laquelle la fiction en dit sans doute plus que les faits.

Lucien a été toute sa vie un grand journaliste. Pour moi, il restera aussi, en plus d’un ami très cher, un grand personnage de roman.


«Mais oui, Emmanuel, il faut que tu persévères : on a tous envie de savoir qui est vraiment Lucien ! »C’est Etel Adnan qui m’encourage ainsi un soir d’été, alors que j’étais assis à sa table sur la terrasse du Time Out-La Closerie à Achrafieh. Je venais alors de débuter une série d’entretiens avec Lucien dans l’objectif assez flou (fou, serait plus juste) de publier...

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