Le 3 novembre, Israël a annoncé qu’il avait libéré des milliers de travailleurs gazaouis qui se trouvaient en Israël le jour des attaques du 7 octobre menées par le Hamas. Ils avaient été détenus secrètement par les autorités israéliennes après le début de la guerre de Gaza, alors qu’ils détenaient des permis de travail délivrés par Israël.
Bien que le sort de ces travailleurs gazaouis n’ait reçu qu’une attention limitée de la part des médias au cours des premières semaines de la guerre, l’attitude d’Israël à leur égard s’inscrit dans la continuité de la politique plus générale qu’il mène à l’égard des travailleurs palestiniens depuis 1967. Israël a cherché à les utiliser comme des outils de pacification, dans le cadre de ses efforts pour gérer et contenir les Palestiniens et stabiliser son autorité dans les territoires occupés. Dans le même temps, l’État hébreu les a souvent traités comme des ressources jetables ou bien des cibles de sa politique de punition collective.
Dépendance
Depuis l’occupation de la Cisjordanie et de la bande de Gaza après la guerre de 1967, l’un des principaux piliers de la politique israélienne à l’égard des territoires palestiniens occupés a été d’intégrer leur économie à celle d’Israël, mais de manière à ce qu’ils deviennent dépendants de la sienne. La relation envisagée entre les deux économies a été explicitement résumée par Moshe Dayan, ministre israélien de la Défense, lors de la guerre des Six Jours. Dayan a affirmé que les territoires occupés constitueraient « un marché supplémentaire pour les biens et services israéliens d’une part, et une source de facteurs de production, en particulier de main-d’œuvre non qualifiée, pour l’économie israélienne, d’autre part ». Et au cours des décennies suivantes, la dépendance de la main-d’œuvre palestinienne à l’égard d’Israël a été une caractéristique essentielle des relations économiques entre les territoires occupés et Israël : entre 1967 et 1990, 35 à 40 % de la main-d’œuvre palestinienne employée travaillait en Israël, principalement dans des emplois peu rémunérés.
La décision d’Israël d’intégrer les travailleurs palestiniens dans son marché du travail et d’imposer la dépendance à l’égard de la main-d’œuvre a été motivée par des raisons économiques et politiques. Sur le plan économique, Israël souffrait d’une pénurie de main-d’œuvre qui mettait en péril son essor économique d’après-guerre, tandis que les territoires occupés disposaient d’un vaste réservoir de chômeurs, près de la moitié des travailleurs ayant perdu leur emploi au cours des premières années qui ont suivi l’occupation. Les travailleurs palestiniens étaient donc considérés par Israël comme une source de main-d’œuvre bon marché, d’autant plus qu’ils étaient concentrés dans des emplois peu qualifiés pour lesquels il y avait une pénurie de travailleurs israéliens.
Plus important encore, Israël considérait le chômage palestinien comme un moteur potentiel d’opposition et d’instabilité. L’intégration des travailleurs palestiniens dans le marché du travail israélien était considérée comme un moyen d’améliorer le niveau de vie des Palestiniens, tout en les rendant de plus en plus dépendants du marché du travail israélien comme principale source de revenus. La logique était que les privations des Palestiniens augmenteraient l’opposition à Israël, tandis que la prospérité économique et le fait de lier les revenus des Palestiniens à Israël les dissuaderaient de soutenir les activités de résistance, stabilisant ainsi le pouvoir d’Israël dans les territoires occupés.
Exploitation
Cependant, alors que ces travailleurs étaient considérés comme essentiels à la politique israélienne de gestion et de canalisation des Palestiniens, ils étaient en même temps exploités par leurs employeurs comme des travailleurs sans protection juridique ni assurance médicale, bien qu’ils soient employés dans des secteurs à risques (d’accidents) – par exemple, la construction et l’industrie manufacturière.
Cette politique israélienne à l’égard des travailleurs palestiniens de Cisjordanie et de la bande de Gaza s’est poursuivie après la signature des accords d’Oslo en 1993. Après l’imposition par Israël d’un régime de bouclage des territoires occupés au début des années 1990, ces travailleurs ont dû obtenir des permis de travail pour accéder au marché israélien, permis qui ont été accordés sous réserve d’autorisations de sécurité de la part d’Israël. Ce système a permis à Israël d’étendre son contrôle sur les Palestiniens en utilisant les permis comme mécanisme disciplinaire, punissant les Palestiniens lorsqu’ils s’engageaient dans des actions de résistance contre Israël et les récompensant lorsqu’ils se tenaient tranquilles.
Par conséquent, après que le Hamas a pris le contrôle de Gaza en 2007 et qu’Israël a imposé un blocus terrestre, maritime et aérien, les autorités israéliennes ont sévèrement renforcé leurs restrictions sur la circulation des personnes et des biens à l’intérieur et à l’extérieur du territoire. Entre cette date et 2014, les Israéliens ont interdit l’entrée des travailleurs gazaouis. Fin 2014, ils ont officieusement recommencé à autoriser l’entrée des travailleurs, mais par le biais d’un quota limité de « permis de commerçant ».
Ce n’est qu’à la fin de 2021 qu’Israël a modifié sa politique et a recommencé à délivrer des permis de travail aux habitants de Gaza. À la veille de la guerre actuelle, environ 18 500 travailleurs gazaouis en bénéficiaient. Cette mesure s’inscrivait dans le cadre d’une politique israélienne plus large d’« aide économique » à Gaza, visant à améliorer les conditions de vie dans la bande afin de garantir le calme, par crainte que les conditions économiques désastreuses ne conduisent à une explosion. Comme l’a dit un jour l’ancien ministre israélien de la Défense, Benny Gantz : « le calme dépend (...) de la poursuite de la tendance à créer de l’espoir économique. »
En même temps, ces travailleurs ont été parmi les premières cibles de la politique de punition collective d’Israël à l’encontre des Palestiniens après le 7 octobre. Le 10 octobre, Israël a révoqué tous les permis de travail détenus par les travailleurs de Gaza, rendant ainsi leur présence en Israël illégale. Des milliers de ces travailleurs ont ensuite été arrêtés « secrètement et illégalement » par Israël et ont été transférés dans des centres de détention sans aucune base légale, tandis qu’Israël refusait de divulguer leurs noms et leur localisation.
Tous ces travailleurs détenus étaient légalement présents en Israël le 7 octobre et avaient fait l’objet de contrôles de sécurité complets, ce qui signifie qu’ils ont été détenus et ciblés par Israël uniquement parce qu’ils étaient originaires de Gaza. Selon Gisha, un centre juridique israélien, les conditions dans les centres de détention israéliens sont inhumaines. Les détenus ont été soumis à de graves violences physiques et psychologiques, torturés et humiliés. Deux travailleurs sont morts alors qu’ils étaient détenus par les Israéliens, et tous se sont vu confisquer leur argent et leur téléphone par les soldats israéliens.
La politique israélienne de punition collective à l’encontre des travailleurs de Gaza ne s’est pas arrêtée là. Début novembre, les Israéliens ont libéré des milliers de travailleurs qui avaient été détenus et les ont renvoyés à Gaza à pied, sans leurs affaires. Pour certains d’entre eux, il s’agissait d’une véritable condamnation à mort, compte tenu des bombardements incessants d’Israël sur Gaza.
Le sort des travailleurs de Gaza est symbolique des difficultés auxquelles les Palestiniens ont été confrontés au cours des 75 dernières années, alors qu’ils ont dû endurer l’oppression, l’humiliation, l’exploitation, la surveillance et l’insécurité. Il s’agit donc d’un nouveau rappel de l’urgence pour Israël de mettre fin aux politiques qu’il met en œuvre depuis longtemps à Gaza ainsi qu’à son vaste système d’injustice et de discrimination.
Ce texte est aussi disponible en anglais sur Diwan, le blog du Carnegie MEC
Par Nur ARAFEH
Chercheuse au Malcolm H. Kerr Carnegie Middle East Center
commentaires (6)
@JPF CQFD , entièrement d'accord avec vous !!
Dorfler lazare
11 h 15, le 04 décembre 2023