C’est une vieille clé en laiton que le temps a oxydée. C’est un objet sans valeur aucune, mais celui auquel Leila tient le plus. C’est la clé d’une maison disparue à Gaza où Leila a grandi jusqu’à l’âge de quatorze ans ; plus précisément jusqu’à « ce jour maudit de mai 1948 » où des sionistes armés lui avaient octroyé juste une poignée de minutes pour évacuer sa propre maison, pour laisser derrière elle sa vie, pour s’y arracher de force. Pour prendre ce qu’elle avait réussi à prendre, pour regarder sa chambre d’enfant une dernière fois en sachant pertinemment au fond d’elle-même, m’a-t-elle dit, qu’elle ne la reverrait plus jamais. Sa main au creux de celle de son père, ils avaient marché pendant des heures sous le soleil, trotté à dos d’âne, ils étaient montés à bord de voitures qui roulaient dans le vide puis, par miracle, ils étaient arrivés au Liban d’où ils ne sont plus jamais repartis. Tout le long du trajet, à chaque fois que Leila se mettait à pleurer, à chaque fois qu’elle regardait son père en lui disant qu’elle crève de peur, qu’elle veut rentrer à la maison, il lui montrait cette clé en laiton qu’elle garde jusqu’à ce jour en lui promettant qu’ils reviendront. Ils ne sont jamais revenus.
Ma mère et Leila
Et tout ce que Leila a réussi à conserver de Gaza, de la maison, c’est l’art du « tetreez » (couture) qu’elle tient de sa mère et sa grand-mère, cette clé en laiton rouillée et tous les souvenirs qu’abrite cette demeure disparue. Aujourd’hui, 75 ans plus tard, il lui suffit pourtant de fermer les yeux pour que lui revienne, pièce par pièce et jusqu’au détail le plus infime, l’image de cette maison.
Ma mère avait presque le même âge que Leila quand elle aussi n’a eu qu’une poignée d’instants pour fuir l’appartement familial du quartier de Clemenceau à Beyrouth, au début de la guerre civile de 1975. Rares sont les déjeuners ou les dîners de famille où la conversation ne finit pas invariablement par toucher ce sujet, ce moment à partir duquel elle n’a jamais vraiment guéri, cet appartement qu’elle n’a plus jamais revu. Des morceaux de récits qu’ensemble avec ma tante, ma grand-mère et mon grand-père, ma mère recolle et me raconte. Elle me raconte le balcon qui faisait le tour de l’appartement et où, sur son petit vélo rouge, sa sœur faisait la course avec les avions qui déchiraient le ciel. Les meubles un à un chinés par ma grand-mère, l’odeur de la cuisine, sa chambre d’enfant et les motifs du papier peint. Le voisin du troisième avec qui elle avait découvert ce que c’est que d’avoir des papillons dans le ventre ; et les heures passées à écouter Simon & Garfunkel, Fleetwood Mac, les Bee Gees et Kate Bush en cachette avec lui dans le hall d’entrée dont elle me décrit même la couleur du marbre. Elle me raconte, avec la voix qui se casse, comment, en octobre 1975, ma grand-mère avait reçu un coup de fil et, à peine le combiné reposé, avait dit : « On doit partir, vous avez une demi-heure et pas une minute de plus pour faire vos valises. »
Elle me raconte comment elle avait, elle aussi, regardé sa chambre où les souvenirs s’entassaient de coin en coin en ne sachant pas lequel prendre, lequel sauver. De guerre en exil, ma grand-mère revenait quand elle le pouvait à l’appartement, constatait les dégâts, réparait les vitres cassées, remettait des serviettes et des draps propres, croyait qu’enfin c’était fini. Qu’enfin ils reviendraient, seulement pour voir la guerre reprendre de plus belle et, avec, leur espoir d’un retour à la maison devenir de plus en plus impossible. Quand je pense à l’histoire de Leila, celle de ma mère et toutes celles, similaires, qui constituent notre histoire collective, je comprends mieux pourquoi ce qui se produit à Gaza en ce moment nous touche à ce point. Pourquoi, de là où que nous soyons dans le monde, nos cœurs de Libanais sont depuis un mois à Gaza.
Une valise à la porte de l’appartement
De Gaza à Beyrouth, en passant par Damas et Bagdad, nos vies sont des miroirs les unes des autres. Nous sommes en même temps au cœur du monde, là où tout se décide (dans notre dos) et d’où tout découle, tout se déclenche ; et en même temps, nos vies de ce côté du monde ne sont qu’une monnaie d’échange dans des comptes géopolitiques absurdes. Venir de Palestine, du Liban, c’est accepter que la maison soit quelque chose de tellement éphémère, quelque chose qui ne nous appartiendra jamais vraiment. Et toujours, au fond de nous, espérer qu’un jour on y reviendra.
Venir de ce coin du monde sans cesse à feu et à sang, c’est voir l’histoire se répéter sous nos yeux et ne pouvoir rien y faire, à part continuer à partir au gré des tremblements de notre terre. C’est au moment où la poussière se dépose, reprendre ses forces, constater les dégâts, recoller les morceaux, se rattacher à la vie et s’en refaire une parce que l’on sait à quel point celle-ci est précieuse et fragile, ici, chez nous. C’est croire, pendant un court instant, que cette fois, c’est fini, qu’il faut revenir, que la maison, on ne nous la prendra plus. Regardez les images de Gaza avant le 7 octobre et les gens qui, malgré tout, avaient retrouvé un goût proche de celui du bonheur. Regardez les images de Beyrouth avant 1975, avant 1990, avant 2006, avant 2020 et avant maintenant. Et puis, « dans une nuit sans Lune », comme dit le proverbe arabe, recevoir un coup de fil, entendre au loin un avion ou le bruit d’une bombe et savoir que ça revient comme une maladie incurable ; savoir qu’il faudra encore une fois prendre ce que l’on peut prendre, laisser sa vie derrière et partir. C’est, avec le temps, maudire cette région maudite, désapprendre l’attachement, apprendre à garder une valise prête dans un coin de sa tête ou de l’appartement, s’habituer à la mort et aux images d’enfants dans des conditions qui défient le cauchemar.
C’est essayer de se détacher de la maison, de la terre, et échouer à chaque fois. À chaque fois, malgré tout, de ma mère qui est restée à Beyrouth en dépit de tout à Leila qui conserve cette vieille clé d’une maison disparue ; du Liban à la Palestine, de 1948 à aujourd’hui, préserver au fond de nous cet espoir et cette foi qu’un jour, ça sera fini, qu’un jour, l’on reviendra.
Très bel article. Merci M. Khoury!
18 h 28, le 27 novembre 2023