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Nos Lecteurs ont la Parole

Guerre et paix

Thucydide avait écrit, à la suite de la guerre du Péloponnèse, que « la paix est un intervalle dans une guerre continue ». La fragilité de la vie dans l’Antiquité et le Moyen Âge faisait de l’état de guerre permanent un mode de vie inévitable. La famine, les maladies, la mortalité infantile entre autres s’appropriaient un niveau de misère incommensurable. La dégradation de l’adversaire devenait un élément nécessaire de survie, compatible avec la condition humaine. La volonté de conquête enflammée par la passion des hommes de s’emparer de territoires, de richesses, de ressources primordiales, pour rehausser le prestige ou l’autorité, répond à un désir prédateur dont la bannière hante l’humanité depuis son éveil. L’Ancien Monde, dévoué à la guerre et aux conquêtes, était l’âge de la hiérarchie céleste. La présence de deux cultures contradictoires engendrait un état de peur ontologique et d’antagonisme menaçant, susceptible de proliférer en une mentalité tribale, responsable de la structuration conflictuelle et belliqueuse d’un étalage de mœurs pénétrées par une culture traditionnelle, rendue intouchable et sacrée. Les guerres naissaient de cette dichotomie.

Au cours de l’apprentissage moral de l’humanité, la doctrine de la guerre juste occupa le thème central de l’épopée hindoue du Mahabharata. Pour Cicéron, la guerre juste ne devrait être qu’une étape pour sauver une paix menacée. Cette doctrine a préoccupé la théologie chrétienne depuis qu’elle a été développée et supportée par saint Augustin sous certaines conditions limitées par une structure morale établie, mais dont la charpente devait attendre saint Thomas d’Aquin pour être codifiée. Le pape Pie XI avait identifié les différents nationalismes comme les vecteurs des conflits, mais avait voulu voir dans la guerre un sacrilège à éviter, le témoignage d’une société sans Dieu.

L’invention d’un ennemi pernicieux avait encouragé l’unification de la société allemande et l’ascension fulgurante du nazisme jusqu’au sommet du pouvoir, d’autant plus que l’Allemagne avait déjà souffert énormément de l’effondrement de Wall Street en 1929. La raison domptée par l’autocratie idéologique et corrompue par la distorsion de la pensée avait perdu l’entendement nécessaire pour contrebalancer la menace de la guerre.

La notion de Dieu, manipulée par des idéologies préfabriquées et unidimensionnelles, ouvre la porte aux forces de destruction. L’islam a certainement moins de difficulté à enlacer le dogme de la guerre juste, le jihad ou la guerre sainte à signification variable étant un des cinq piliers de sa doctrine. Après avoir traversé des siècles riches en conflits, la guerre juste découvre une nouvelle modalité à intégrer, le terrorisme, inspiré d’une ancienne vaillance, la piraterie, dont l’aspect criminel avait souvent été camouflé dans des considérations romanesques ou héroïques.

Devant cette profanation de la moralité, l’Église catholique avait finalement décidé de condamner la notion de guerre juste, ou tout au moins de la rejeter, sauf en cas de légitime défense. La notion de légitime défense est cependant aussi diversifiée que les cultures concernées par son interprétation. La confluence d’une cause légitime et d’une mission divine a contribué à donner à la notion de guerre juste une permanence mentale capable de maintenir une motivation susceptible de pérennité. La violence, dont l’origine repose, selon Thomas Hobbes, sur trois grandes passions « naturelles », la cupidité, la peur et la gloire, devient alors une seconde nature et peut-être un aboutissement en elle-même, gratifiée d’une satisfaction intellectuelle d’éternité, jouissant souvent d’un don sacralisé, ou tout au moins le seul moyen disponible pour une résolution des conflits. Seulement, la violence est une hydre, ce monstre multiforme capable de se régénérer indéfiniment et qui n’est pas l’apanage exclusif d’un groupe sélectif.

Sans la paix entre la foi et la raison, on s’engage dans un déséquilibre insolite capable de désorienter l’esprit. Comme la raison peut être atteinte de pathologies diverses et troublantes, la religion, étant une projection humaine sur le divin, n’échappe pas à une dislocation doctrinaire capable d’égarement, et dont l’effondrement résulterait en un absolutisme dogmatique générateur de népotisme et d’intolérance. Plutôt qu’une alliance entre ces deux pôles de la pensée, les siècles ont assisté à une délinquance conflictuelle qui rend une intégration favorable impossible à achever. La foi et la raison trouvent une grande difficulté à s’entendre.

Devant les intempéries de la nature humaine, il faudrait éviter de diviniser la raison et de glorifier son pouvoir, en s’abstenant de lui donner une autorité sur la foi. Car, s’il en est ainsi, c’est laisser croire que la foi est une pathologie surnaturelle capable d’émouvoir les esprits susceptibles, mais impénétrable par l’intellect humain. Seulement, elle s’est avérée une spiritualité nécessaire à l’âme humaine, mais en même temps, elle offre un défi à la raison de pouvoir intégrer les pouvoirs magiques de son existence nébuleuse. Deux dimensions mentales, témoins de la complexité de l’âme, séparées par une barrière impénétrable, ravitaillée par le hasard culturel et géographique.

Pour construire la paix, une prise de conscience est nécessaire. Le monde arabe vivait dans un état de désenchantement qui pesait lourd sur la conscience du peuple. L’incapacité des régimes arabes à obtenir une solution favorable à la cause palestinienne était déterminante dans le choix d’un nouveau protecteur. L’ultime recours des populations arabes a toujours été le refoulement dans la religion radicalisée par une évolution historique portant sur la sauvegarde de la communauté et l’interprétation archaïque de dogmes transmis par des peuplades en état d’ébullition, mais dont l’ultime résultat est la transformation d’une société palestinienne à tendance laïque vers une dénaturation religieuse radicale. De son côté, la société israélienne subissait les altérations déformantes de la religiosité fondamentaliste, irréconciliable avec toute réflexion rationnelle. La faillite de l’islam à porter la flamme de son peuple vers des horizons promis, l’incapacité militaire de reconquête, les guerres perdues, la revendication d’un peuple abandonné à lui-même, le fiasco du printemps arabe, les guerres civiles interminables, une mentalité gérée par des concepts surannés, toute une litanie interminable d’échecs et de déconfitures, camouflée par un discours mythique en même temps qu’agressif, ajoutaient une pesanteur suffocante à une incapacité intellectuelle bloquant la sortie de ce marasme.

La démence meurtrière du 7 octobre, guidée par un fanatisme aberrant, n’a d’autre justification que la haine aveugle et l’incapacité intrinsèque de projeter une volonté concrète devant une condition humaine captive de l’obscurantisme institutionnalisé et d’un culte impérieux, soumise à une déconstruction planifiée de son humanité à travers l’humiliation, les ravages de l’incarcération mentale, la dégradation morale, sous le prétexte d’une alliance surnaturelle et l’acquisition de la « Terre promise ». Comme affirmé publiquement, des puissances surnaturelles avaient rejoint le conflit : les soldats du roi David entre autres, étaient entrés dans la mêlée, et les anges de la bataille de Badr participaient au combat. Heureusement que Goliath est considéré comme un monstre par les critères hollywoodiens actuels. C’est à se demander si Dieu hésite encore à décider quel côté choisir.

« Ceux qui croient que les peuples suivront leurs intérêts plutôt que leurs passions n’ont rien compris au XXe siècle », écrivait Raymond Aron. Et encore moins au XXIe siècle. La notion de guerre juste n’est plus acceptable dans le contexte de la barbarie et la délinquance morale. Devant les couches stratifiées du mal, accumulées à travers des siècles de désinvolture déontologique, rationaliser la guerre ne trouve plus un auditoire attentif. Pour sauver le nationalisme palestinien, abandonné à lui-même durant des décennies, négligé par l’Occident comme par les pays islamiques en proie à leur propre dystopie, secoué par des bavures corrosives, à un moment considéré comme une entité terroriste, et à d’autres comme un instrument insurrectionnel, dont les actions arbitraires sont protégées par l’idée d’une nation arabe dépouillée de sa légitimité, une renaissance structurelle est absolument nécessaire. L’islamisme, encouragé par des alliances mercenaires, n’est point la solution, bloque l’avance vers le dialogue et empêche une adhésion à l’authenticité du discours nationaliste. La terreur n’a pas besoin de religion pour délivrer son message. Devant l’intransigeance israélienne criminelle et un aveuglement coupable d’une politique inspirée par des mythes antédiluviens, et délivrée à coups de balles et de bombes, la terreur n’est pas une stratégie et n’apporte que douleurs et regrets.

L’euphorie démente d’un certain public à la suite de l’acte insensé du 7 octobre, mais dont l’effet brutal est de remettre la question palestinienne dans la conscience mondiale, témoigne d’une pathologie culturelle prévalente dans les esprits embrouillés par des idéologies préfabriquées ou des convictions détachées de la réalité. L’odeur de la poudre est un aphrodisiaque de l’esprit intoxiqué par des slogans devenus les arguments consacrés soit pour justifier une maladresse, soit pour supporter l’incapacité intellectuelle d’arracher les racines du mal intégrées dans la pensée. Avant de se battre pour la paix, c’est la paix intérieure qu’il faudrait tout d’abord conquérir.


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Thucydide avait écrit, à la suite de la guerre du Péloponnèse, que « la paix est un intervalle dans une guerre continue ». La fragilité de la vie dans l’Antiquité et le Moyen Âge faisait de l’état de guerre permanent un mode de vie inévitable. La famine, les maladies, la mortalité infantile entre autres s’appropriaient un niveau de misère incommensurable....

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