Rechercher
Rechercher

Nos Lecteurs ont la Parole

Guerre contre Gaza et crise morale de l’Occident

Il est bizarre, le pouvoir qu’ont les sons à nous faire voyager dans le temps. Pour toute personne ayant vécu la guerre au commencement de sa vie, les bruits des combats de rue à Gaza, retransmis en direct sur les chaînes panarabes, peuvent rapidement la faire replonger dans son enfance. On revit sans cesse cette scène. On est, de nouveau, à Beyrouth, par exemple, dans un quartier transformé en ligne de démarcation, au coin de l’une des chambres d’un appartement au bas d’un immeuble ou dans une salle de bains, blotti, avec un frère ou une sœur, derrière une porte, entre deux lits ou sous le lavabo, alors que nos parents nous couvent pour nous protéger d’éventuels débris d’obus ou de balles. Il est bizarre, ce sentiment. À chaque fois, c’est un mélange de nostalgie et d’horreur, d’amour inconditionnel et de haine pure. Il est impossible de l’effacer. Il est impossible de s’en débarrasser, malgré les années.

Mais à en juger leurs déclarations depuis le 7 octobre dernier, les chefs d’État occidentaux ne connaissent manifestement pas ce sentiment. Leur génération n’a jamais vécu la guerre, elle n’a jamais connu l’occupation. Tant mieux pour elle. Mais c’est une génération qui ne sait pas de quoi elle parle et qui, pourtant, veut donner des leçons au monde entier à propos de choses qu’elle ne connaît même pas, tout en se murant, souvent, dans un silence complice des crimes de guerre, voire du génocide, qui sont commis à Gaza.

La raison de cela n’est pas seulement un sentiment de culpabilité historique que cette génération a hérité de la génération de la Seconde Guerre mondiale, ni encore un suprémacisme nauséabond assez répandu, souvent tu, néanmoins bien présent, qui, considérant l’autre comme un sous-homme, comme un « animal humain », châtre les droits humains de leur universalité et les transforme, pratiquement, en droits de l’homme occidental. Mais il s’agit aussi – il faut le dire –, et peut- être surtout, d’une haine du musulman. Cette haine a progressivement enflé depuis le début du siècle. Elle s’est faite à base de généralisations abusives, de courts-

circuits idéologiques, de stigmatisations injustes. C’est une mentalité qui s’est obstinée dans le refus de se questionner, de se remettre en cause, malgré la série d’échecs essuyés à l’international, notamment en Irak et en Afghanistan.

Cette haine explose de nouveau à Gaza. Mais, cette fois-ci, elle se dépasse en férocité, en violence, en arrogance infinie, en insolence. Elle est aveuglante. Entre l’opprimé et l’oppresseur, elle pousse à choisir, presque sans la moindre réserve sérieuse, presque sans aucune nuance, le côté de l’oppresseur, tout en s’alignant totalement, complètement, sur son narratif, tout en reniant la liberté d’expression dont l’Occident se gargarise, tout en muselant, surtout au début du conflit, tous ceux qui veulent protester pour demander un cessez-le-feu et sauver ce qui reste de morale et d’humanité dans cet Occident.

Se parant du deux poids, deux mesures, niant à un peuple le droit de résister à l’occupation que le droit international lui reconnaît pourtant, elle fait fi de décennies de l’occupation militaire qui dure le plus longtemps au monde, de colonies illégales de peuplement, de droit international bafoué presque quotidiennement en toute impunité, d’un régime qualifié, par plusieurs ONG et instances internationales de droits de l’homme, d’apartheid. Elle instrumentalise des crimes de guerre abjects, commis lors d’une attaque contre l’occupant, pour en justifier d’autres commis – par le biais d’armes très généreusement fournies par l’Occident – en riposte par l’occupant et qui s’avèrent bien plus généralisés et systématiques. Elle falsifie le droit de légitime défense. Elle l’altère. Elle le dénature. Elle le déforme. Elle le défigure. Dans ses attaques indiscriminées contre les civils, les hôpitaux, les écoles, les quartiers résidentiels, elle fait du droit international sa principale victime collatérale.

On n’oublie pas que dans sa haine aveugle de l’Occident, le terrorisme a frappé, depuis 2001, New York, Madrid, Londres, Paris, Bruxelles, etc. Mais instrumentalisant la peur légitime de ce terrorisme, l’Occident – entendu ici notamment dans ses cercles de pouvoir – assimile, de nouveau, au terrorisme, dans un court-circuit culturaliste et pour mieux le délégitimer, l’exercice légitime du droit à la résistance face à une occupation illégale. Et tant pis pour tous les avis contraires, notamment de pays du Sud qui, à la sixième commission de l’Assemblée générale des Nations unies (AGNU), chargée des questions juridiques, dont la définition du terrorisme en droit international, refusent cette assimilation abusive. Cerise sur le gâteau, pour ce faire, cet Occident se permet aussi de mélanger jus in bello et jus ad bellum (voir « L’opération Déluge d’al-Aqsa, entre droit à la guerre et droit dans la guerre », L’OLJ du 28/10/2023). Et tant pis aussi pour sa rigueur juridique, pourtant légendaire.

Ainsi, cette haine du musulman fait-elle régresser ceux qu’elle domine vers leur passé colonial, les incite à renouer avec leur rhétorique d’antan et à rejeter, de facto, les progrès qui avaient été consacrés au sein de l’ONU. Entre-temps, l’AGNU n’a-t-elle pas maintes fois affirmé « la légitimité de la lutte des peuples pour la libération de la domination coloniale et étrangère par tous les moyens en leur pouvoir, y compris la lutte armée » (résolution 32/122 du 16 décembre 1977) ? Cette même haine pousse aussi l’Occident à pratiquement abjurer certaines dispositions du droit international. L’article 1.4 du premier Protocole additionnel aux Conventions de Genève de 1949, en date du 8 juin 1977, ne codifie-t-il pourtant pas ce qui précède en considérant que « les conflits armés dans lesquels les peuples luttent contre la domination coloniale et l’occupation étrangère et contre les régimes racistes dans l’exercice du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » sont des conflits armés internationaux ?

Et pourtant, en Ukraine, ce même Occident ne s’oppose-t-il pas, à juste titre, à ceux qui assimilent au terrorisme, voire au nazisme, la lutte du peuple ukrainien contre l’occupation russe ? Pas de bol, les Palestiniens sont, dans leur majorité, musulmans. Ils auraient le terrorisme inscrit dans les gènes de leur religion. Il serait dès lors impératif d’imposer de l’extérieur, à leurs mouvements de libération nationale qui luttent pourtant contre la domination étrangère, des choix idéologiques qui soient parfaitement à notre goût d’« extérieur », sous peine qu’ils soient accusés, en cas de refus, de terrorisme. Et tant pis pour toutes les nuances. Et tant pis pour la cohérence. Quant aux chrétiens de Gaza dont les églises sont bombardées, ils n’auraient qu’à assumer leur choix de vivre parmi des hordes de « terroristes en puissance », dignes d’être menacés par l’emploi de l’arme atomique. Par ailleurs, pour mieux alimenter le racisme antimusulman (islamophobie), cet Occident se permet de faire la récupération politicienne, en son sein, de la lutte – ô combien nécessaire, noble et légitime – contre l’antisémitisme.

Instrumentalisation sur/pour instrumentalisation, choc des civilisations et extrême droitisation des rhétoriques, cette haine généralisée en appellera, hélas, encore une fois, une autre. Et le cercle vicieux de la haine deviendra une spirale infernale. Lorsqu’une génération de gens gâtés, qui ne savent pas de quoi ils parlent, qui n’ont souvent aucun sens des réalités, qui sont intéressés beaucoup plus par les résultats des sondages hebdomadaires relatifs à leur popularité que par le droit international ou le sens de l’État ou de l’histoire, sont aux commandes dans une partie du monde, ils la mènent inévitablement vers l’abîme.

En Occident, les « déclinistes » et autres philosophes de fortune ont le vent en poupe. Ils occupent les rayons des librairies et les plateaux de télévision. Mais à l’encontre de ce que prophétisent ces Cassandre de notre époque, le déclin de l’Occident ne viendra pas de l’extérieur. Il ne viendra pas de l’autre. Si cet Occident ne se ressaisit pas, son déclin viendra de lui-même.

Quant aux dirigeants des pays

arabo-musulmans qui se rencontrent pour ne rien faire, ils ne valent pas mieux. Mais cela est une autre histoire. Encore bien pire que celle relatée plus haut.


Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.

Il est bizarre, le pouvoir qu’ont les sons à nous faire voyager dans le temps. Pour toute personne ayant vécu la guerre au commencement de sa vie, les bruits des combats de rue à Gaza, retransmis en direct sur les chaînes panarabes, peuvent rapidement la faire replonger dans son enfance. On revit sans cesse cette scène. On est, de nouveau, à Beyrouth, par exemple, dans un...

commentaires (2)

"La haine du musulman". Mazette. Brandir le deux poids deux mesures est une impasse morale et logique niant la possibilité, la légitimité d'action vraiment bonne d'un côté si son auteur en a commis une mauvaise ailleurs. C'est une sorte d'exigence de perfection qui ne voit pas que la seule perfection est dans le mal et que de l'incohérence seulement surgit l'action bonne. Tout dans la vie de tous les jours et dans l'histoire devrait vous le montrer. Tout mettre en relation comme vous le faites tend à brouiller l'importance de certains éléments et à en escamoter d'autres.

M.E

00 h 53, le 16 novembre 2023

Tous les commentaires

Commentaires (2)

  • "La haine du musulman". Mazette. Brandir le deux poids deux mesures est une impasse morale et logique niant la possibilité, la légitimité d'action vraiment bonne d'un côté si son auteur en a commis une mauvaise ailleurs. C'est une sorte d'exigence de perfection qui ne voit pas que la seule perfection est dans le mal et que de l'incohérence seulement surgit l'action bonne. Tout dans la vie de tous les jours et dans l'histoire devrait vous le montrer. Tout mettre en relation comme vous le faites tend à brouiller l'importance de certains éléments et à en escamoter d'autres.

    M.E

    00 h 53, le 16 novembre 2023

  • L’occident est en plein déclin

    Eleni Caridopoulou

    16 h 43, le 15 novembre 2023

Retour en haut