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Culture - Exposition

Constructions, bombardements et pillages : les traces de l’Empire britannique à Khiam

L’architecte libano-canadienne Batoul Faour parle de son exposition actuelle au Mina Image Centre.

Constructions, bombardements et pillages : les traces de l’Empire britannique à Khiam

La pièce maîtresse de « The Bunker, The Barracks and The Base » est un court-métrage d’essai à trois volets sur Khiam et les traces de l’impérialisme britannique encore présentes aujourd’hui (avec l’aimable autorisation du Mina Image Centre).

« C’est ma grand-mère qui est à l’origine du projet, explique Batoul Faour. Je n’avais aucune idée de l’existence de cet endroit. Un jour, je passais en voiture devant ce cône métallique qui émerge des ruines laissées par les frappes aériennes. J’ai demandé à ma grand-mère : “Qu’est-ce que c’est ?” “Oh ! m’a-t-elle répondu, ce sont les salles souterraines dans lesquelles nous avions l’habitude de jouer quand nous étions enfants. Elles sont si sombres que nous nous y perdions. Il y avait tout un labyrinthe, et nous essayions de trouver notre chemin jusqu’à l’autre bout.” »

« Lorsque je suis allée visiter le site pour la première fois, j’ai trouvé des enfants, ceux que l’on voit dans mon film, en train d’y jouer, et quelque chose s’est mis à tourner en rond dans mon esprit. J’ai commencé à creuser l’histoire », souligne Batoul Faour. Chercheuse en architecture, écrivaine et cinéaste, diplômée de l’Université américaine de Beyrouth et de l’Université de Toronto, elle travaille aujourd’hui entre Beyrouth et Toronto.

Elle se souvient de la manière dont elle est tombée sur les éléments qui allaient constituer « The Bunker, The Barracks, and The Base » (Le bunker, les casernes et la base), l’exposition de techniques mixtes qu’elle présente actuellement au Mina Image Centre de Beyrouth. L’accrochage, qui marque ses tout premiers pas au Liban, porte sur les structures qu’elle a rencontrées à Khiam. Surplombant la frontière avec la Palestine occupée, ce village du sud du pays a été le témoin d’une histoire riche.


Une autre série superpose des ébauches architecturales des trois sites de l’installation aux entrées du journal d’un habitant de Khiam, Ibrahim Basbous. Avec l’aimable autorisation du Mina Image Centre

Architecture, histoire, art contemporain

« The Bunker, The Barracks, and The Base » pose son regard sur un épisode de la présence coloniale britannique dans la région. Les objets trouvés par Batoul Faour dans la vallée de Marjeyoun-Khiam ont été construits dans le cadre du « plan Merdjayoun », un projet de Londres visant à défendre ses intérêts dans le voisinage. Au début des années 1940, le régime de Vichy, allié des nazis, administrait les mandats de la France en Syrie et au Liban. Craignant que les forces allemandes n’attaquent la Palestine  et l’Égypte sous mandat britannique, les forces impériales (Australiens, Indiens, Britanniques, quelques Français libres) envahissent la Syrie-Liban en 1941.

Le « plan Merdjayoun » date de 1942, bien que les forces de Vichy aient été vaincues dès l’été 1941, après quoi les Forces françaises libres ont dirigé la Syrie-Liban.

L’œuvre phare de l’exposition de Batoul Faour est une installation vidéo sans titre de 18 minutes et à trois composantes. Tournée à la manière d’un film d’essai, elle documente les traces persistantes des structures dont elle porte le titre, tandis que la voix off des personnages, les commentaires et la narration des intertitres racontent les origines des ruines et leurs rôles changeants dans l’histoire de ce territoire chargé de conflits.

Des enfants jouent à nouveau dans le bunker qui a servi d’hôpital. Les vestiges de la caserne constituent désormais un musée. Érigées pour un projet de piste d’atterrissage, les fondations en pierre d’un hangar à avions inachevé ornent de riches terres agricoles et des pâturages.


L’exposition de Faour comprend un collage superposant une photo satellite de la région de Khiam à un plan d'archives du « Merdjayoun Scheme » britannique. Avec l’aimable autorisation du Mina Image Centre

L’installation vidéo est complétée par trois séries d’images multimédia qui confrontent des représentations contemporaines et historiques des vestiges architecturaux et du paysage environnant.

Une série est centrée sur des photos de paysages contemporains montrant des villages qui ont subi de lourds bombardements pendant les 34 jours de la guerre Hezbollah-Israël en 2006, avec une distorsion numérique signifiant les dommages structurels. Les lignes d’horizon des photos sont superposées à celles des « diagrammes de visibilité » – des croquis de paysages de ces lieux, réalisés dans la même perspective par des dessinateurs de l’armée britannique en 1942.

Une autre série est basée sur des esquisses architecturales des trois sites de l’installation, les lignes des esquisses étant plus fines pour indiquer les parties des structures qui ont été détruites en 2006. Les esquisses sont superposées aux extraits du journal d’un habitant de Khiam, Ibrahim Basbous, un douanier qui a facilité la construction des sites.

« Basbous parle du pillage par les Britanniques des artefacts des montagnes autour de Khiam et de Marjeyoun, explique l’artiste. Ils savaient ce qu’ils cherchaient. Il explique qu’ils sont venus avec une carte des sites historiques importants de la région. Ils ont scellé ces sites, afin que d’autres personnes ne puissent pas y pénétrer, et sont ressortis avec des cruches, des vases, etc. »

La plus grande des pièces encadrées de Faour est un collage basé sur une carte du « plan Merdjayoun », qui représente le réseau de stations de surveillance, de postes d’observation et d’emplacements de tir que les ingénieurs de l’armée britannique étaient censés construire dans la région de Khiam-Marjeyoun. Mettant en évidence les trois composantes des installations, la carte est superposée à une image satellite contemporaine de la région.

Le collage est accompagné d’une série de photos montrant des rangées de cubes de pierres massives, autres traces du schéma, installées pour entraver la progression des chars fascistes.


Une vue de l’exposition de l’artiste Batoul Faour à Mina Image Center. Avec l’aimable autorisation du Mina Image Centre

Épaves contemporaines

Batoul Faour travaille aujourd’hui entre Beyrouth et Toronto. Les œuvres présentées dans le cadre de l’exposition de Mina ne sont pas les premières qu’elle consacre à l’architecture détruite. Elle a commencé à travailler sur son projet de thèse de maîtrise à l’Université de Toronto alors que Beyrouth, en proie à l’effondrement économique et au verrouillage consécutif à la pandémie de Covid-19, devait aussi gérer les suites de la double explosion au port le 4 août 2020. « Je voyais l’impossibilité de la situation et la lourdeur de la recherche, se souvient-elle. Je ne savais pas ce que le design pouvait apporter ici, (alors) j’ai dit à mon directeur de thèse que je voulais juste raconter l’histoire. » « L’écriture et le tournage en parallèle se sont nourris l’un l’autre. J’écrivais et je tournais un tas de séquences. Ensuite, j’ai continué à écrire, puis je suis sortie et j’ai continué à filmer », indique-t-elle.

Sa thèse a depuis été adaptée sous forme d’essai et publiée en ligne sous le titre « Glass politics : On broken windows in Beirut », une réflexion sur la place du verre dans la culture et l’économie politique du Liban, qui a remporté le prestigieux Avery Review Essay Prize. Ses images, ainsi que des éléments du texte de l’essai, sont devenus son premier court métrage, Shafafiyah. « Il y avait une sorte de pouvoir dans la création d’images, révèle Batoul Faour, que j’ai voulu explorer davantage. »


La plus grande des pièces encadrées de Faour est un collage basé sur une carte du « plan Merdjayoun ». Avec l’aimable autorisation du Mina Image Centre

Ruines modernes, autres guerres

L’architecture désaffectée a nourri l’art contemporain au Liban. Si les vestiges antiques gréco-romains qui parsèment le paysage de la Méditerranée orientale ont joué un rôle important dans l’art orientaliste et les premières photographies de la région, l’architecture abandonnée du XXe siècle a été plus provocante pour les sensibilités actuelles – peut-être parce qu’elle évoque la mémoire vivante et les incongruités de l’histoire récente.

Les vestiges du modernisme restent fascinants. Les structures inachevées conçues par Oscar Niemeyer pour le parc des expositions international de Tripoli et le « Dôme », fragment en forme de grain de maïs du complexe du centre-ville de Beyrouth datant d’avant la guerre civile, ont accueilli des expositions d’art contemporain et ont parfois été intégrés à l’art lui-même. Il y a quelques années, l’artiste Rayyane Tabet avait créé un assortiment varié de pièces inspirées par les résidus de TAPLine, la société gérant un réseau d’infrastructures pétrolières qui acheminait autrefois le brut saoudien jusqu’à son terminus à Zahrani, qui existe toujours.

Le projet de Batoul Faour s’intéresse aux séquelles de l’architecture de Khiam datant de la Seconde Guerre mondiale.

Khiam a été un point de référence pour la production culturelle libanaise parce que l’occupant israélien (1982-2000) y a réaménagé la caserne britannique en un centre de détention géré par les services de renseignements israéliens, l’armée israélienne et l’Armée du Liban-Sud, où l’infamie s’est accumulée au fil des ans. C’est d’ailleurs grâce à cette prison que de nombreux non-Libanais connaissent l’existence de Khiam.

Le camp a par ailleurs inspiré Joana Hadjithomas et Khalil Joreige pour la réalisation de leur film Khiam, basé sur des entretiens avec certains de ses anciens détenus – un travail qu’ils ont mis à jour en 2007, après que l’armée israélienne a détruit une grande partie des vestiges de l’installation durant la guerre de l’été 2006. La survivante la plus célèbre de Khiam, Soha Béchara, a inspiré de nombreuses œuvres théâtrales et cinématographiques.

Ces œuvres antérieures servent d’études sur la brutalité carcérale, de ce qu’elle suggère sur la condition humaine et de la manière dont les mouvements politiques peuvent instrumentaliser les abus institutionnels. L’étude de Batoul Faour réintègre l’ancienne caserne dans son ensemble architectural d’origine et dans une histoire plus large. « Mon travail porte sur les liens politiques de l’architecture et sur la façon dont on peut lire la politique et l’histoire à travers l’espace d’une manière que l’on ne peut pas faire à travers (les comptes rendus officiels), en particulier l’histoire obstruée qui n’est pas nécessairement écrite ou enregistrée quelque part. Il faut se pencher sur l’expérience des espaces, sur les histoires qui les entourent, pour découvrir tout cela. »

Son projet est né de l’expérience de l’étude de l’histoire libanaise après son retour dans le pays à l’âge de 11 ans. « Dans les livres d’histoire, on nous apprend que nous avons obtenu notre indépendance en 1943, et c’est tout, sourit-elle. Je me suis intéressée à la manière de creuser cette histoire et d’avoir des conversations plus nuancées à ce sujet, en faisant participer plusieurs personnes d’horizons différents. » « La tranche d’histoire dans laquelle le projet puise n’est pas connue de beaucoup de gens », ajoute-t-elle. « J’ai l’impression que le site de la caserne est un endroit que beaucoup de gens connaissent, mais j’en ai parlé à beaucoup de Libanais qui ont grandi ici et ils m’ont répondu qu’ils n’en avaient jamais entendu parler. C’est un peu fou », rit-elle. 

Si la vie après la mort de la caserne est la plus tristement célèbre de l’ensemble, celle du bunker de l’hôpital est la plus ironique. « Il a été construit sous une oliveraie, avec une visibilité minimale depuis le ciel, explique l’artiste. D’après les photos que j’ai vues, ce qu’il en restait après son abandon se résumait à des puits de lumière avec des trous dans le sol, écrasés par le paysage au-dessus. »

La municipalité de Khiam a rénové le bunker pour en faire un musée entre 2004 et 2005. Après cela, il n’était plus invisible. « Ils voulaient en faire un parc de loisirs où les gens pourraient se rassembler. Ils ont installé d’immenses pavés autobloquants, des places assises et des fontaines. Le musée disposait d’une cafétéria, d’une bibliothèque, de bureaux. Il n’a fonctionné que quelques mois, je crois. »

L’élément en forme de cône que Batoul Faour avait remarqué lors de son passage en voiture avec sa grand-mère, ressemblant vaguement à un conduit de ventilation élaboré, est en fait une installation artistique réalisée par l’un de ses professeurs de l’AUB, appelée « l’épouvantail ». « Je ne me souviens pas des intentions exactes de l’œuvre, dit-elle, mais elle voulait en quelque sorte effrayer les avions de guerre israéliens, ce qui était très ironique, puisque le bunker était devenu un point de mire vu d’en haut. »

« Si je ne me trompe pas, Khiam a été bombardé plus de 200 fois en 2006. Certains disent qu’il était question que (le musée) soit utilisé comme bunker d’armes. Mais les Israéliens n’avaient pas vraiment besoin d’excuse. »

L’exposition « The Bunker, The Barracks, and The Base » est présentée au Mina Image Centre jusqu’au 25 octobre. Faour donnera une conférence à Mina le mardi 24 octobre à 20 heures.


« C’est ma grand-mère qui est à l’origine du projet, explique Batoul Faour. Je n’avais aucune idée de l’existence de cet endroit. Un jour, je passais en voiture devant ce cône métallique qui émerge des ruines laissées par les frappes aériennes. J’ai demandé à ma grand-mère : “Qu’est-ce que c’est ?” “Oh ! m’a-t-elle répondu, ce sont les salles souterraines dans...

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