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Culture - Grand entretien

Raëda Taha, « Je m’appelle Filastine »

Depuis une semaine, elle continue, seule en scène, à dire sa Palestine. « La Gazelle de Akka »*, pour faire battre et le cœur et les mots de Ghassan Kanafani.

Raëda Taha, « Je m’appelle Filastine »

Raëda Taha sur scène pour rendre hommage à Ghassan Kanafani. Photo Ghassan Aflak

À Beyrouth, sur la terrasse d’un café, retrouvailles avec l’actrice et écrivaine palestinienne Raëda Taha. Attachée de presse de Yasser Arafat dans une autre vie, elle est devenue actrice et auteure reconnue et applaudie. Le public libanais l’a connue d’abord en 2015 dans la pièce Comment trouver quelqu’un comme toi, Ali ? où elle adressait un tonitruant message à son fedayin/martyr de père. Puis elle est revenue en 2017 dans 36 Abbas Street, Haïfa qu’elle a écrite, interprétée et défendue bec et ongles dans une mise en scène de Junaïd Sarieddine. Après son monodrame The Fig Tree (ou Le figuier), qui personnifie la douleur de l’exil, l’agonie de la perte, elle continue, depuis une semaine, seule en scène, à dire sa Palestine. À travers la pièce La Gazelle de Akka, elle fait battre et le cœur et les mots de Ghassan Kanafani. Le front de son pays est brasier ; le sien dessine, si belle et si délicate, une ligne qui semble retracer la commissure de sa Filastine. Sourire aux scintillements du Jourdain, regard perçant de ceux qui, les yeux grands ouverts, admirent les soleils se coucher à Yafa, voici Raëda (qui en arabe signifie cheffe), maîtresse du langage indomptable. L’entretien aura duré plus de deux heures ponctuées de larmes nobles, d’un rire à faire trembler les armées du monde et du chant d’un souimanga de Palestine qui s’est invité à la table.

Moment de colère dans la pièce « Gazelle de Akka », présentée au Madina et ensuite à Zoukak. Photo Ghassan Aflak

Raëda Taha, comment allez-vous ?

(Silence) Difficile à dire (Silence). Difficile à dire. On s’aligne, quelque part, à l’événement. On devient l’instant (silence). Et puis il y a l’espoir. L’espoir qui revient. Et la surprise. Quel que soit ou quel qu’ait été l’instigateur de cette offensive, nous ne pouvons qu’être surpris par la précision de l’attaque ; une justesse et une rigueur que la lutte palestinienne n’a, à ce jour, jamais connues. (Long silence) Toutes les guerres sont douleur. Toutes les guerres sont meurtrières. Mais le peuple palestinien vit sous le joug de l’occupation depuis plus de 75 ans. Il a essayé toutes les formes de résistance. Toutes ! Nous avons même été, en 1993, jusqu’à signer les accords d’Oslo. J’en étais témoin, j’accompagnais la délégation (en tant que chargée de presse de Yasser Arafat entre 1987 et 1994, NDLR). Certains y voyaient un espoir, d’autres, dont moi, étions plus méfiants, dubitatifs. Nous voulions la paix, la cohabitation, mais Oslo a constitué un piège, un épisode douloureux, un échec au prix exorbitant. Vous savez, j’ai hérité de la méfiance de mes parents qui, eux, avaient compris que l’on ne pouvait faire confiance à la gouvernance israélienne. Nulle confiance après les massacres de Deir Yassine (9 avril 1948) ; nulle confiance après les massacres de Tantoura (dans la nuit du 22 au 23 mai 1948) ; nulle confiance après tant et tant d’autres massacres. Cet occupant ne connaît pas le compromis. Il ne veut ni ne peut vivre en paix avec qui que ce soit. Et la preuve, c’est que passé Oslo, l’occupation et la colonisation n’ont fait que reprendre de plus belle. Annexion de territoires, arrestations administratives… Israël est le seul pays au monde qui légalise les arrestations d’enfants. Oslo était une carte blanche à l’occupation, un blanc-seing pour continuer à faire saigner notre terre ! (Silence) Nous avons tout essayé ! La marche du retour en 2018 : plus de 200 morts et plusieurs centaines de blessés... Les prisons s’entassent. Les annexions se multiplient ; la botte militaire à nos cous. Et que dire de Ghazzé (Gaza, qu’elle prononce avec son accent prononcé, NDLR)… ? 2 300 000 habitants sur 45 km2. Du sang d’hommes, du sang de femmes, du sang d’enfants… Du sang. Du sang. Du sang. Le Palestinien ne quittera pas Ghazzé. Le Gazaoui, lui, refuse une seconde Nakba. Quitte à vivre sur des ruines, il ne quittera pas sa terre. L’Israélien doit savoir que nos enfants ont grandi. Ceux de Ghazzé, ceux de Cisjordanie, ceux de 48 sont plus que jamais prêts à lutter pour la Palestine. Qu’ils soient journalistes, artistes, écrivains, cordonniers, médecins, la lutte est ouverte. L’oppression n’est pas éternelle et elle est inexorablement vouée à l’échec. Et s’ils misent sur l’oubli, croyez-moi, le Palestinien n’oubliera jamais. Déambulez dans les camps de Bourj Brajné à Beyrouth et demandez à une fillette de 5 ans d’où elle vient. Elle vous répondrait Yafa, Akka, al-Qouds, Ghazzé ! L’injustice prendra fin. Le monde est en train de changer.

Comment allez-vous ? Comment vous sentez-vous ? Que ressentez-vous dans votre corps ?

(Long sourire ému) En attente. Je vais bien. Merci ! Je me sens forte. Puissante. Mon message et mon rôle font sens, résonnent plus que jamais ! Depuis plus de 10 ans je narre ma Palestine, notre Palestine, en documentant, en faisant appel à la mémoire, en invoquant les souvenirs. Mon travail intègre l’autocritique ; elle est essentielle ! Nous ne sommes pas uniquement des êtres de pierres et de keffieh. Loin de l’idéalisation de la figure du héros, nous sommes avant tout des femmes et des hommes de chair, de rêves, de défauts, de qualités et de sang. Nous voulons vivre. Libres.

Qui était, qui est Ghassan Kanafani ?

Ghassan Kanafani est l’incarnation, le prototype idéal de la figure palestinienne. Sans avoir recours à l’iconisation ou à l’idéalisation, Ghassan est aujourd’hui, et plus que jamais, vivant. Des générations entières le lisent, connaissent ses textes par cœur. Ils sont édités et traduits pour la plupart dans plus de dix-sept langues ! Ghassan pour moi c’est l’écrivain, le combattant, l’artiste, le journaliste, le père, le narrateur, l’amoureux de la vie, le beau, le patient, l’exigeant. Cette image du Palestinien dans laquelle je me reconnais. Ghassan a fondé la littérature de la résistance. C’est lui qui a découvert Mahmoud Darwiche. Il n’a vécu que 36 ans et, en à peine seize, il a accompli tout cela. Malgré son grave diabète, il croquait la vie à pleines dents. Nul n’a tant aimé la vie. Le vrai révolutionnaire. Mais il n’est pas un héros intouchable. C’est un être réel. Vrai. Pas une image. S’il était là, il aurait pris un café avec nous et nous aurions parlé, nous aurions ri. Très fort !


Vous souriez en parlant de Ghassan Kanafani. Mais d’où proviennent vos rires, votre joie ?

De mon père et de ma mère ! (Sourires et rires infinis). Vous savez, le Palestinien de la Nakba a connu l’humiliation, la douleur ; certains évoquent même un sentiment de honte. La génération de 1948 a été brisée. Les nouvelles générations ont, quant à elles, choisi la vie dans toute sa splendeur. Dans tous ses plaisirs. Dans tous ses rires. Dans toutes ses jouissances. Ce que je trouve sublime, c’est que les Palestiniens, à l’image des Libanais, rient. Un sens de l’autodérision même durant les heures les plus sombres. Le rire est respiration. Le rire fait l’humain. Et celui qui ne veut connaître le rire et l’humanité du Palestinien, eh bien tant pis pour lui (en français et en grand rire dans le texte) ! Car, Madame, Monsieur, oui ; nous rions fort et dans toutes les langues en Palestine. Tant pis pour celle qui ne veut admettre qu’Israël a interrompu la trajectoire, le mouvement d’une culture florissante, d’une civilisation construite sur l’altérité. Tant pis pour celui qui ne veut pas savoir que les succulentes oranges de Yaffa recevaient les plus grands prix au monde. Des prix par milliers. Ghazzé comptait plus de cent imprimeries ! Oui, cent ! Le savoir-vivre palestinien, le savoir-rire, le savoir-bâtir. Le savoir. Digne. « Madame, Monsieur, non, nous ne sommes pas des sauvages ! » (Rires) Gare aux tentatives d’évidement de l’âme et de la culture arabe ! Nos cultures, nos religions nos racines, nos richesses. Et vous savez, si dans mes veines coule la Palestine, mon cœur bat pour le Liban, et ce Liban restera une soupape de liberté que nul ne nous prendra !

Et pourtant, certains nous recommandent de nous taire sur la lutte palestinienne.

Mais tant pis pour eux ! Je plains leur ignorance et parfois même une certaine forme d’arrogance. À celles et ceux qui me disent « je ne suis ni avec l’un ni avec l’autre » ou « je ne peux prendre position », je réponds : votre position est claire, vous êtes contre l’humanité. De plus en plus de juifs à travers le monde, et par milliers, dénoncent « Not in my name ! (Pas en mon nom !) » le génocide du peuple palestinien ! Mon grand ami l’historien Ilan Pappé, qui pourtant était dans l’armée israélienne, a depuis des années maintenant déconstruit tout le discours sioniste. De fond en comble !

Vous êtes de retour à la scène depuis une semaine avec « La Gazelle de Akka ». D’où vient cette pièce, de quels désirs, de quels rêves, de quelles urgences ?

Initialement, j’avais écrit une pièce sur Golda Meir. Le texte était prêt. Mais pour les 50 ans de l’assassinat de Ghassan Kanafani, j’ai pensé qu’il était plus que jamais temps de parler, encore et encore, de cet homme exceptionnel. Ses écrits sont atemporels, éternels. J’ai relu tous ses livres, études, articles, j’ai revu tous ses dessins, ses croquis, ses rencontres, ses discussions, ses débats, pour composer ce texte qui narre quatre chapitres de sa vie… en cinquante-cinq minutes (rires) ; évoquer sa vie entière aurait pris un siècle ! Je retrace de nombreux épisodes ; certains tragiques, d’autres drôles. Ghassan, c’est un océan d’histoires, et il y a urgence de redire Ghassan et de continuer à le transmettre aux générations futures. Le corps de Ghassan n’est plus là, mais sa pensée est éternelle. C’est un honneur de dire Ghassan. J’espère lui faire honneur à travers ces bribes de récits.

Mais pourquoi « La Gazelle de Akka » ?

Ghassan était très très bel homme. Sans le savoir (rires). Vous savez, cette beauté. Cette magnifique beauté. De gazelle. Et Akka (Acre) est son pays. Et pour moi, la plus belle ville qui soit. La mer de Akka. Sublime. Vous connaissez la chanson Law Sherbo el-Baher (Raëda chante) : « Qu’ils boivent la mer, abattent les murs, qu’ils volent l’air ou étrangle ses remparts, jamais je ne vendrai Akka et le monde entier ne remplacerait ni mes rues ni mes palais. » Le pouls de Akka, son parfum, son âme diffèrent de toutes les autres villes de Palestine. Et puis il y a bien sûr cette élégie écrite par Mahmoud Darwiche à propos de Ghassan. Son titre : Gazelle qui annonce un séisme. Pour moi Ghassan est la gazelle de Akka. Pas son héros. Pas son combattant. Sa gazelle. Agile et nerveuse, une gazelle dans toute sa grâce et dans toute sa magie !

Avant d’entrer en scène, que vous dites-vous ?

Que Dieu me donne la force de faire ce que je fais avec amour. La force de faire honneur à Ghassan. Et la force de continuer ma mission ; celle de raconter la Palestine. Heureux soit celui qui défend une cause. Quelle qu’elle soit ! Une vie sans cause n’est pas une vie !

Raëda, pourriez-vous écrire une lettre qui a pour adresse « Cher Ghassan » ? 

« Mon cher Ghassan,

Combien j’aurais aimé que tu sois avec nous au théâtre et que tu écrives une critique au nom de Farès Farès (nom de plume de Ghassan Kanafani). Salue Ali de ma part (père de Raëda Taha). »


Et une seconde adressée à la Palestine ? (Cf. photo)

« Ma chère Palestine,

Prépare-toi, je viens avec mes amis du monde entier pour leur montrer ta beauté. Sois patiente, résiste, et je te promets que jusqu’à ma mort je ne cesserai de parler de toi.

Ta fille, Raëda al’Aïda (ta fille qui rentre bientôt). »

« Ma chère Palestine, prépare-toi, je viens avec mes amis du monde entier pour leur montrer ta beauté. » Photo Nasri Sayegh



* En attentant de nouvelles représentations, « La Gazelle de Akka » se joue vendredi 20 et samedi 21 octobre au théâtre Zoukak. De et avec Raëda Taha. Mise en scène et dramaturgie de Junaid Sarieddine. Musique de Layal Chaker. Costume de Corpbeau/Mohammad Safieddine. Graphisme de Leen Sabounchi. Assistanat à la mise en scène de Jana Bou Matar. Lumières d’Antonella Rizk. Sons de Léa Haddad. Production de Raëda Taha. Réservations chez Ihjoz.com

À Beyrouth, sur la terrasse d’un café, retrouvailles avec l’actrice et écrivaine palestinienne Raëda Taha. Attachée de presse de Yasser Arafat dans une autre vie, elle est devenue actrice et auteure reconnue et applaudie. Le public libanais l’a connue d’abord en 2015 dans la pièce Comment trouver quelqu’un comme toi, Ali ? où elle adressait un tonitruant message à son...

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Je m’appelle Liban. Le reste je m’en contrefous !

LeRougeEtLeNoir

06 h 52, le 22 octobre 2023

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Commentaires (1)

  • Je m’appelle Liban. Le reste je m’en contrefous !

    LeRougeEtLeNoir

    06 h 52, le 22 octobre 2023

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