Qassem* ne répond pas à l’heure convenue. « Je suis dans une manifestation, il y a des échauffourées avec la police », finit-il par écrire sur WhatsApp jeudi 12 octobre au crépuscule. Et ce Gazaoui d’origine, vivant à Berlin depuis deux décennies, d’envoyer une vidéo montrant une jeune fille brandissant un drapeau de la Palestine en train d’être arrêtée par la police allemande.
Trois heures plus tard, il raconte : « Un collectif anticolonial latino-américain avait invité les Palestiniens à leur manifestation, mais la police de Berlin a prévenu qu’il pouvait parler du colonialisme espagnol en Amérique, mais pas de la Palestine », dit-il, encore stupéfait. Bilan : cinq Palestiniens arrêtés. « Nous avons dit à ceux dont les papiers n’étaient pas en règle de partir avant », ajoute Qassem. Car, selon lui, la police allemande procède à « un chantage politique » lors des manifestations propalestiniennes : les Palestiniens arrêtés dont les papiers ne sont pas en règle se voient parfois retirer leur statut de réfugié. L’un de ses amis vit ainsi sans papiers depuis deux ans.
Depuis la capitale allemande, le pilonnage en cours de la bande de Gaza par l’armée israélienne, dans le sillage de l’opération « Déluge d’al-Aqsa » lancée par le Hamas le 7 octobre, est presque invisible. Pas en raison de la distance géographique séparant l’Allemagne de ce territoire de 360 km², où vivent plus de 2 millions de Palestiniens en état de siège, mais à cause de la politique allemande interdisant toute manifestation de solidarité à leur égard.
« Nous n'acceptons aucun soutien à ces crimes lâches et répugnants, ni à leur célébration chez nous, en Allemagne, dans les rues ou sur la toile », a prévenu mercredi 11 octobre la chef du Parlement fédéral, Bärbel Bas. Le lendemain, le chancelier allemand, Olaf Scholz, a, lui, annoncé que l’organisation propalestinienne « Samidoun » allait être interdite. Le 8 octobre, ses membres avaient organisé un rassemblement festif à Berlin, distribuant des bonbons aux passants.
4 proches tués en 4 jours
Or, pour Qassem, manifester est le seul moyen de ne pas « se sentir coupable ». Il y a deux jours, sa maison familiale de Beit Hanoun où vivaient ses parents, ses trois sœurs et leurs familles, a été détruite par des frappes israéliennes. « Ils ont dû fuir à 3h du matin, les mains vides, pour se réfugier chez un cousin », dit-il. Mercredi 11 octobre, un autre de ses cousins, chauffeur d’ambulance, a été tué lors d’un bombardement, aux côtés de trois collègues.
Vendredi 13 octobre au matin, 1 537 morts et 6 612 blessés ont été recensés par le ministère gazaoui de la Santé depuis le début du conflit, contre plus de 1 200 morts et 3 391 blessés côté israélien selon le ministère israélien de la Santé.
« J’ai perdu quatre membres de ma famille en quatre jours », lâche Qassem, avant d’ajouter : « Maintenant, ma plus grande ambition , c’est de pouvoir affirmer chaque jour que mes parents sont en vie. » Alors ce pédiatre, qui soigne des enfants atteints de cancer à Berlin, manifeste « avant, pendant et après mon travail », malgré les interdictions et les menaces. « En tant que membre du collectif Palestine Speaks, je canalise ma rage et mon deuil dans des actions limitées, qui sont autant de tentatives désespérées de changer quelque chose », dit-il.
Depuis le 7 octobre, Bruxelles montre un soutien sans faille à Tel-Aviv. « L'Europe se tient aux côtés d'Israël. Et nous soutenons pleinement le droit d'Israël de se défendre », a déclaré le 11 octobre la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, qui doit s’y rendre ce vendredi.
Lundi 9 octobre, Olivér Varhelyi, commissaire européen à l'Élargissement et à la Politique européenne de voisinage, a annoncé sur X (ex-Twitter) que tous les versements de l’aide au développement vers la Palestine seraient « immédiatement suspendus ». L’UE est l’un des principaux créanciers dans les territoires occupés, avec une aide s’élevant à 296 millions d’euros en 2022. La déclaration du commissaire hongrois a été publiquement dénoncée par l’Espagne, l’Irlande, le Portugal et le Luxembourg, obligeant la Commission à rétropédaler. Mais de manière unilatérale, l’Allemagne et l’Autriche ont déjà décidé de suspendre leur aide au développement aux Palestiniens.
Pour Ursula von der Leyen, la grille de lecture est claire : des « innocents ont été tués pour une seule raison. Parce qu’ils étaient juifs et vivaient dans l'État d’Israël ». En Allemagne, le député de l’Union chrétienne-démocrate (CDU) pour les Affaires étrangères, Roderich Kiesewetter, abonde à la radio RBB : « Il n'est pas concevable que dans le pays ayant causé l'Holocauste, la manière de faire des terroristes palestiniens soit justifiée. » Même son de cloche en France où, la veille, la Première ministre Élisabeth Borne avait déclaré devant les députés : « Nous ne tolérerons aucun acte, aucun propos antisémites en France. »
Pointés du doigt
Dans ce climat tendu, certains Palestiniens se sentent pointés du doigt et préfèrent se faire discrets. C’est le cas de Yasmine, jeune étudiante franco-palestinienne âgée de 23 ans, qui craint que son soutien à la Palestine la conduise à tirer une croix sur sa future carrière : « Je suis en train de finir des études d’ingénierie dans l’aéronautique. J’ai actuellement des entretiens de stage de fin d’études durant lesquels mes réseaux sociaux sont scrutés à la loupe », dit-elle, préférant ne pas y publier de messages propalestiniens.
Pas question non plus de manifester. Car jeudi 12 octobre, le ministre français de l’Intérieur, Gérard Darmanin, a adressé un télégramme aux préfets de tout l’Hexagone précisant que « les manifestations propalestiniennes, parce qu’elles sont susceptibles de générer des troubles à l’ordre public, doivent être interdites ». Peu après, place de la République à Paris, une manifestation prévue à 18h a été évacuée dans un nuage de gaz lacrymogènes. « Je n’ai pas osé aller manifester. Or ne rien faire est très frustrant, d’autant plus quand on est entourés d’informations déformant la réalité », dit-elle, notamment en référence aux médias ayant relayé l’information selon laquelle 40 bébés israéliens auraient été décapités par le Hamas dans le kibboutz de Kfar Aza, qui n’a jusqu’à présent pas été confirmée.
Un récit que « les Allemands reprennent sans s’interroger », déplore Qassem. « C’est une façon de se laver les mains de leur passé sur le dos des Palestiniens… » ajoute-t-il, dénonçant un « deux poids, deux mesures » entre le soutien européen affiché à l’Ukraine en guerre avec la Russie et le silence face à la destruction en cours de Gaza.
Photographe résidant à Berlin, Mohammad Badarneh assure que la répression des manifestations propalestiniennes n’est pas nouvelle en Allemagne, mais qu’elle n’avait jamais atteint un tel niveau. « En tant que palestiniens, on ne peut qu’être solidaires avec notre peuple », dit-il, ajoutant que « nous n’aimons pas plus la violence que les autres, mais les Allemands doivent comprendre que derrière le 7 octobre, il y a une série continue de violences subies par les Palestiniens depuis plus de sept décennies ».
Il y a douze ans, il a quitté la province Nazareth au nord d’Israël, où il vivait en tant que professeur d’histoire, dans « une atmosphère de peur et de menace », n’ayant pas le droit de mentionner la Palestine, au risque d’être convoqué par les services de renseignements israéliens. « Je ressens désormais la même privation de liberté en Allemagne. Je me rends compte que je n’ai pas ma place ici, déplore-t-il. C’est comme si j’avais quitté une prison ouverte pour atterrir dans une autre. »
*Le nom a été changé.
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Si Hamas pensait qu’au vu des crimes commis le 7 octobre, Israël passerait l’éponge, ils sont fous à lier. Mais la réalité parallèle arabe est pleine d’exemples similaires. Il ne faut pas oublier notre clown national qui, en 2006 a affirmé sans sourciller que s’il avait su que les Israëliens réagiraient ainsi, il n’aurait pas ordonné l’enlèvement des soldats. Vraiment? Les erreurs de calcul qui finissent en pertes territoriales et humaines massives abondent dans le monde arabe, commençant en 1948, puis 1967, ‘78, ‘81, ‘82, ‘96, et j’en oublie certainement. Il est temps de remplacer toute cette racaille par de vrais leaders, qui n’auront pas peur de négocier une paix juste et durable avec Israël. On y arrivait, avec l’Arabie étant sur le point de franchir le pas. C’est ce qui a probablement déclenché cette folie meurtrière et criminelle du Hamas, qui a eu peur de devenir redondant…
Micheline
01 h 00, le 16 octobre 2023