Depuis samedi, aux alentours de 6h00 du matin, un mort palestinien vaut presqu’un mort israélien. Il aura fallu une révolution des images. Frapper l’imaginaire en touchant aux symboles, à tous les symboles, c’est le coup de maître que le Hamas s’est offert. Il n’a rien laissé au hasard. En convoquant le souvenir d’Octobre 1973, il a fait parler l’histoire. En prenant l’initiative d’une triple offensive, il a chamboulé la répartition habituelle des rôles. En interrompant le cycle infernal des normalisations entre Grands, il a rappelé que la toute-puissance des États ne résiste pas aux pressions de l’intérieur. « Déluge d’al-Aqsa » : le mouvement n’a pas lésiné sur les mots. Son chef politique, Ismail Hanyié, évoque une « épopée héroïque ». L’affront a un goût de revanche. Il parle aux Palestiniens de Jérusalem, comme à ceux de Naplouse, de Aïn el-Heloué ou d’ailleurs. Il parle à la région tout entière. Des avenues bondées d’Istanbul aux rues de Sanaa, on célèbre sans réserve le retour de cette Palestine mille fois oubliée, mille fois ressuscitée.
Il y a quelque chose de subversif dans la séquence actuelle. Des commandos du Hamas paradent sur un char ennemi. La première puissance militaire de la région s’écroule face aux caméras du monde. Des Israéliens, arrachés à leurs intérieurs cossus, s’enfuient vers nulle part. Un corps inerte – celui de l’autre, soudainement vulnérable. Le colosse est faillible, la forteresse pénétrable. Les Israéliens ont eu leur « 11-Septembre ». Ils disent qu’il n’y aura plus de paix. Il n’y en a jamais eu, hurle-t-on de Gaza à Jénine. Après le temps de la diplomatie et du droit, le retour à la force brute.
Il y a comme un basculement dans cette succession de jamais-vu. Le « Hamas » (enthousiasme en arabe) est de retour : le mouvement ne se contentera plus des quarante-cinq km2 de terre où il est maître depuis 2007. Désormais, il voit grand. Al-Aqsa, Jérusalem, la Palestine. Il veut tout, réclame son statut d’unique représentant de la résistance, et pulvérise une Autorité palestinienne sous perfusion, déjà à terre, accusée de se plier aux desiderata de l’ennemi. Il fait aussi voler en éclat trois décennies de stratégie israélienne. Depuis le début des années 90, la puissance occupante avait divisé les terres et assigné les rôles. Les roquettes du Hamas survolent Israël. Elles enjambent Ramallah et toutes ces capitales arabes disposées à vendre la Palestine pour une bouchée de pain plus ou moins symbolique.
Une OPA, un presque coup d’État, qui coûtera cher. On le sait, on ne pense en réalité qu’à ça. Demain, dans trois mois, la réplique sera tranchante. La machine de guerre israélienne s’est mise en marche. En moins de 48 heures, 300 000 réservistes - dont une partie refusait hier encore d’être enrôlée - se rallient à l’union sacrée. Une rumeur circule : le pire se prépare. Nous sommes à la veille de quelque chose. On ne sait pas quoi. On sait juste que ce sera noir. Comme une nuit sans électricité. Le Hamas s’en va-t’en-guerre contre la coalition la plus belliciste de l’histoire d’Israël, mais d’autres paieront le prix du sang.
Et si ce dernier prétend être la seule voix palestinienne encore debout, la séquence n’est pas l’affaire d’un seul homme. Entre les lignes de ce scénario-spectacle, une opération téléguidée depuis Téhéran. Toute la lumière n’a pas encore été faite quant aux coulisses de ces préparatifs. Mais nous savons que les pasdarans travaillent depuis plusieurs mois avec les cerveaux du mouvement vert, et du Hezbollah, afin de planifier cette triple incursion en territoire ennemi. Nous savons aussi que si la relation entre la mouvance islamiste et le régime des mollahs n’a pas toujours été au beau fixe, ce dernier le fournit abondamment en dollars et en munitions. Il y a quelque chose de subversif dans cette succession de jamais-vu. Mais en applaudissant cette « épopée », le public de la région ovationne aussi une entreprise iranienne sans autre but que la domination par elle-même, pour elle-même. Au-delà des interrogations éthiques que soulèvent les images de ce week-end, une question se pose : ce déluge de sang est-il le résultat d'un droit à la violence ou d'une brutalité sans but ? Quel projet, quelle intention derrière les scènes d'humiliation de samedi ? Le bilan de gouvernement de ces quinze dernière années à Gaza offre un début de réponse.
Quiconque suit la politique du Hamas depuis 2007 sait que le groupe islamiste, créé en 1987 dans la mouvance des Frères musulmans, roule avant tout pour lui-même. La liquidation du processus de paix, ajouté au blocus imposé depuis 2007 par les autorités israéliennes, entretient une détresse économique et une misère sociale dont se nourrit le Hamas. Les envolées lyriques de ses dirigeants comme les professions de fois à la grande cause masquent mal la nature autoritaire de son règne. L’arbitraire ambiant, les arrestations, les démonstrations de force ne font que confirmer ce constat : le mouvement islamiste se comporte en mini-occupant vis-à-vis des populations qu’il gouverne. La violente répression de 2019 - à l’encontre de manifestants venus protester contre la cherté de la vie et de nouvelles taxes - rappelle que le mouvement n’hésite pas à mobiliser son arsenal en interne lorsqu’il l’estime nécessaire.
Le Hamas, et avec lui ses alliés iranien et libanais, veulent nous convaincre qu’ils sont les uniques propriétaires de la cause palestinienne. Tout comme ils veulent nous contraindre à réduire la résistance au seul axe de la moumanaa. Mais leurs desseins contre-révolutionnaires - au Liban comme en Irak, en Syrie, ou en Iran - devraient surtout nous persuader qu’il est possible de défendre les Palestiniens contre une entreprise coloniale sans les soumettre à une autre forme d’autoritarisme, bien que ces oppressions soient de nature et d’ampleur inégales. Au nom de quoi les peuples de la région seraient-ils condamnés à choisir entre deux maux ?
commentaires (7)
Tres bien dit.
Ma Realite
07 h 33, le 12 octobre 2023