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Nos Lecteurs ont la Parole

La grande marche

Baykar avait sept ans. Il était plus âgé que son frère Azad de quatre ans. Ce matin-là, Sévane leur mère, les a réveillés trop tôt comme prévu. Les deux valises étaient prêtes, préparées la veille. Sévane a rassemblé les enfants devant la porte de sortie pour une dernière prière avant de quitter la maison familiale pour toujours.

En tirant la porte, avec sa main droite, elle a fait le signe de la croix, et avec beaucoup de force et d’émotions, elle a tourné sa tête pour prendre le chemin de l’exil. Ce chemin semblait être la seule façon de survie.

Depuis presqu’une semaine le territoire du Haut-Karabagh appelé aussi Artsakh, cette enclave millénaire historiquement arménienne, offerte illégalement à l’Azerbaïdjan par Staline lui-même, a été attaquée par les forces azerbaïdjanaises, sous le regard complice des grandes nations.

Un cessez-le-feu a été imposé avec des conditions très acerbes sur le bloc arménien, obligeant le démantèlement complet de ses forces de défense, l’emprisonnement de tous ses militaires cadrés dans les prisons de Bakou et la soumission totale de cette région aux forces occupantes azerbaïdjanaises. En d’autres termes la fin du Haut-Karabagh arménien.

Après beaucoup de négociations, un petit corridor de passage entre l’Arménie et les territoires de l’Artsakh a été ouvert sous le contrôle des forces russes, pour faire vider cette enclave de sa population autochtone, et les faire migrer vers l’Arménie.

Sévane, comme la majorité de la population, n’avait pas de choix, car elle savait très bien qu’après la pluie il y aurait certainement le déluge, c’est-à-dire le temps de pogroms et les massacres organisés. L’histoire le leur a appris, malheureusement.

Ce que les enfants de Sévane ne comprenaient pas, c’était l’absence de leur père Vahakn.

Pour le moment il n’y avait pas de temps à perdre. Il fallait marcher de longues heures interminables dans cette région montagneuse pour pouvoir arriver à ce corridor de passage reliant à l’Arménie, avant sa fermeture définitive. Ils n’étaient pas seuls durant ce périple. Des milliers de familles ont fait le même choix.

Hélas, cela leur rappelait les grandes déportations du peuple arménien durant le génocide depuis presqu’un siècle. Comme si l’histoire se répétait. Le monde libre aujourd’hui blâme et condamne ce génocide de 1915 ayant comme argument que le monde était occupé par la guerre mondiale, et il n’y avait pas de réseaux médiatiques, et beaucoup d’autres raisons illogiques. Et quid alors de nos temps dans ce monde dit civilisé ?

Baykar avait sept ans, il était né en 2016 durant l’une des guerres contre l’Azerbaïdjan. Son nom signifiait « lutte ». Azad son frère était né en 2020 juste après la dernière guerre. Son nom signifiait « libre ». Pour leurs parents, ils étaient l’incarnation et la preuve symbolisant la victoire finale prochaine.

Sévane savait très bien que Vahakn son mari, ainsi que beaucoup d’adultes arméniens qui durant des années ont combattu et résisté contre l’agression extérieure, ne voulait pas quitter sa terre ancestrale. Pour eux résister et mourir armes en main était la seule façon d’agir.

C’était très dur pour Sévane d’accepter la décision de son mari, mais le sang qui coulait dans ses veines, ce sang pur de Vartan, de Aram, de Monté et de milliers de résistants martyrisés, lui a donné le courage d’accepter la décision héroïque et noble de son mari Vahakn.

C’est vrai qu’aujourd’hui les circonstances n’ont pas été en faveur de ce grand peuple millénaire arménien. C’est vrai que les agresseurs, sous le regard indifférent des grandes nations, ont envahi des terres qui ne leur appartenaient pas. C’est vrai que le sang arménien est apparu être moins cher que le pétrole du Bakou, comme certains l’ont dit, mais c’est aussi vrai que les pages de l’histoire ne se terminent pas ici.

Des armées d’envahisseurs peuvent conquérir ces territoires pour un certain temps, mais les pages de l’histoire témoignent que même les plus cruels finissent par perdre leur domination.

Cette terre, qui abrite les monastères divins de Gandzasar, Dadivank, Amaras et des centaines d’autres, tous datant du quatrième siècle – quand la chrétienté était religion d’État –, a été le témoin de l’invasion par intermittence des Romains, des Mongols, des Perses, des Arabes, des Grecs, des Russes, des Turcs, mais elle a toujours pu retrouver son indépendance grâce à la ténacité, la vaillance et la foi de son peuple intrépide.

La grande marche de Sévane avec ses fils représente la grande marche du peuple arménien. Bâtir une maison, y vivre paisiblement jusqu’à l’agression par de nouveaux ennemis, et puis prendre la route de l’exil vers de nouveaux horizons, en n’oubliant jamais leur culture, leur foi, leur terre ancestrale, et surtout assumant vaillamment le devoir de mémoire.

Le temps passera, les puits de pétrole s’assécheront sûrement un jour, mais le sang qui coule dans les veines des nouvelles générations de l’Arménie ne s’asséchera jamais. Que le monde en témoigne.

Abou Dhabi

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Baykar avait sept ans. Il était plus âgé que son frère Azad de quatre ans. Ce matin-là, Sévane leur mère, les a réveillés trop tôt comme prévu. Les deux valises étaient prêtes, préparées la veille. Sévane a rassemblé les enfants devant la porte de sortie pour une dernière prière avant de quitter la maison familiale pour toujours.En tirant la porte, avec sa main droite, elle a...
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