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Idées - Dépenses publiques

Le projet de budget de 2023, un registre comptable dépourvu de sens

Le projet de budget de 2023, un registre comptable dépourvu de sens

Le Conseil des ministres réuni sous la présidence du Premier ministre sortant Nagib Mikati (au centre) au Grand Sérail, le 16 août 2023. Photo Hassan Assal

En traduisant les objectifs nationaux d’un pays en prévisions annuelles de dépenses et de recettes publics, le budget constitue le principal de la gestion des finances publiques d’un pays. L’allocation cohérente des ressources est une condition préalable essentielle à la construction d’une économie, les dépenses publiques étant l’un des principaux outils de gouvernance utilisés par les États pour façonner les marchés et fournir des services publics. Qu’il s’agisse de financer des travaux publics ou des programmes de protection sociale, elles sont au cœur de la politique budgétaire, qui définit en fin de compte le contrat social entre l’État, les élites politiques qui le contrôlent et les citoyens.

Or au Liban, le budget de l’État échappe depuis longtemps à ces principes essentiels. La classe politique au pouvoir s’est passée de l’adoption d’une loi de finances pendant 12 années consécutives (2005-2016), et lorsqu’elle est parvenue à en faire passer une, elle l’a fait bien après le délai constitutionnel. En termes de contenu, les lois de finances libanaises se lisent comme des documents comptables et sont dépourvues de cibles macroéconomiques et d’objectifs politiques. Le projet de budget 2023 – transmis au Parlement plus de huit mois après la date à laquelle il aurait dû être voté – s’inscrit dans cette tendance.

Un examen des dépenses du projet de budget 2023 révèle plusieurs lacunes alarmantes, en termes de volume, de direction et de lien avec un cadre de redressement à moyen terme. Non seulement le texte ne contient pas les hypothèses macroéconomiques sur lesquelles les chiffres sont censés être calculés, mais il semble se réduire à une sorte de registre des traitements des salariés du secteur public – une masse salariale dont la valeur réelle ne représente au demeurant qu’une fraction de son niveau d’avant-crise et qui établit une discrimination entre les différentes catégories de fonctionnaires. Au-delà, le texte actuel soulève plusieurs préoccupations majeures.

Privilèges « régaliens »

D’abord, la préparation du budget 2023 est passée à côté de l’essentiel. Les lois de finances devraient être préparées en amont de l’exercice fiscal, et non pendant celui-ci. En outre, elles devraient être accompagnées de documents complémentaires – tels qu’un préambule – afin de justifier les projections de recettes et de dépenses réalisées. Le processus de préparation du budget libanais pour 2023 échoue sur les deux tableaux. Le ministère des Finances a préparé l’avant-projet de budget pour 2023 avec d’autres ministères et l’a envoyé au cabinet sans préambule le 17 juillet 2023, soit près de 11 mois après la date limite. Ainsi, l’indifférence politique persistante à l’égard des problématiques budgétaires, conjuguée au manque de capacités de l’administration publique, a déjà sapé la crédibilité du budget 2023, alors qu’il ne reste plus que trois mois dans l’année fiscale.

Ensuite, la taille de ce budget est modeste et se contracte plus rapidement que l’économie. Les dépenses publiques prévues pour le Liban en 2023 s’élèvent à 199,3 billions de livres libanaises, soit 2,36 milliards de dollars en utilisant le taux de change moyen du marché entre janvier 2023 et juin 2023. Si entre 2000 et 2020 le ratio dépenses budgétaires/PIB libanais était conforme à celui des pays ayant un niveau de développement économique similaire, ce ratio devrait atteindre 15 % du PIB en 2023 – soit plus du double par rapport à 2022 (6 %), mais toujours bien en deçà des niveaux d’avant la crise (31 %). Cela signifie que les dépenses publiques se sont contractées à un rythme encore plus élevé que celui de l’économie. En effet, alors que le PIB s’est contracté de 69 % entre 2019 et 2023, les dépenses publiques ont diminué de 83 % en termes réels.

Or cette contraction pèse davantage sur les ministères dits de « services ». L’État rationne ses ressources fiscales dans le projet de budget 2023 d’une manière qui reflète les ministères qu’il considère comme vitaux, certains ministères dits « régaliens » recevant une part nettement plus importante des fonds budgétisés que les ministères « de services ». Les cinq ministères régaliens (Finances, Intérieur et Municipalités, Défense, Affaires étrangères et Justice) captent ainsi 70 % de l’enveloppe dédiée aux ministères contre 44 % en 2019. Et contrairement aux tendances historiques, le ministère des Finances (MF) a reçu une part substantielle de 39 % du budget attribué aux ministères et s’est classé au premier rang en termes de taille du budget global, alors qu’il occupait le septième rang (avec 6 % de l’enveloppe) en 2019. Cette augmentation s’est faite au détriment des budgets des ministères de services. Plus précisément, le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur (MEES) a vu sa part relative chuter de 21 % avant la crise à 7 % en 2023. Celles des ministères de la Santé publique (MSP) et des Affaires sociales (MAS) sont, elles, passées respectivement de 7 % et 3 % en 2019, à 6 % et 1 % en 2023. En termes réels, les budgets du MAS ont par ailleurs diminué de 94 %, celui du MEES de 91 % et celui du MSP de 80 %. Il est frappant de constater que la valeur réelle des budgets de tous les ministères s’est fortement contractée entre 2019 et 2023, à l’exception de deux d’entre eux : le ministère des Finances (augmentation de 60 %) et le ministère de l’Économie et du Commerce (+10 %). Or cette réduction plus prononcée en valeur réelle dans les dépenses publiques des ministères de services et d’infrastructures implique un affaiblissement continu de la prestation des services publics.

Asymétrie de traitements

En outre, si la plupart des dépenses du projet de budget 2023 sont allouées aux frais de personnel, ceux-ci s’avèrent non seulement insuffisants pour assurer leur subsistance, mais leur répartition s’avère asymétrique. D’après le projet de budget 2023, les frais de personnel s’élèvent à 119 000 milliards de livres (environ 60 % des dépenses totales). Si l’on tient compte des lois 311 et 312, qui ont ouvert des lignes de crédit exceptionnelles d’une valeur de 37 700 milliards de livres libanaises pour financer les coûts liés au personnel, les dépenses allouées aux salaires, traitements et autres avantages sociaux du secteur public devraient représenter 66 % des dépenses totales. Il s’agit de la part la plus importante des frais de personnel par rapport au budget depuis l’après-guerre. Cependant, les frais de personnel en 2023, y compris les lignes de crédit, représentent un tiers de leur valeur en dollar en 2019. Globalement, la ligne budgétaire allouée aux employés temporaires du secteur public a rebondi, augmentant de 38 % par rapport à 2019, tandis que celle des employés à temps plein représente moins de 10 % de sa valeur d’avant la crise. Par rapport à la taille du budget total de chaque année, les allocations pour les salaires des travailleurs temporaires ont augmenté de 1 % en 2019 à 14 % en 2023. En outre, le ministère des Affaires étrangères présente désormais le plus grand écart de salaires entre les départements, car certains travailleurs sont payés en devises (corps diplomatique) tandis que d’autres sont payés en livres libanaises (administration centrale) : de ce fait, la ligne budgétaire des salaires du corps diplomatique est prévue pour être plus de 400 fois supérieure à celle des fonctionnaires de l’administration centrale du ministère. La valeur réelle des frais de personnel dans certains ministères de base a par ailleurs fortement diminué entre 2019 et 2023 : ceux du MEES sont passées de 1 milliard de dollars à 86 millions de dollars ; ceux du MSP de 21 millions à 1,75 million de dollars ; et ceux du MAS de 3,9 millions de dollars à 0,4 million de dollars. Collectivement, les lignes budgétaires allouées aux frais de personnel pour ces ministères ont diminué en moyenne de 97 % par rapport à 2019, ce qui est bien supérieur à la diminution globale de 75 % des frais de personnel dans l’ensemble des institutions.

Enfin, les dépenses ad hoc augmentent, tout comme la réserve budgétaire. Selon l’article 26 de la loi sur la comptabilité publique, la réserve budgétaire doit reconstituer les lignes budgétaires épuisées qui sont communes entre les ministères et financer les postes de dépenses liés à l’urgence. Cette forme de dépense publique nécessite un décret signé par le Premier ministre et le ministre des Finances, ce qui est par nature politique. Lorsque les dépenses sont correctement estimées, la réserve budgétaire devrait être minimale. Or la réserve budgétaire de 2023 est dotée du deuxième montant le plus élevé (338 millions de dollars) parmi les institutions – en 2019 elle était à la huitième place (350 millions de dollars). Alors que les fonds de réserve réservés aux dépenses d’urgence sont une ressource importante parce que le paysage macroéconomique du Liban reste volatil, l’augmentation significative de sa part dans le budget reflète une certaine faiblesse dans la planification budgétaire, soit en raison de la sous-estimation des postes de dépenses ou de la surestimation des projections de recettes, d’autant plus que plus de la moitié de l’année s’est déjà écoulée.

Quatre ans après le début de la crise, les élites politiques libanaises ont non seulement refusé d’adopter des réformes de fond, mais elles ont également gaspillé les ressources de l’État qui s’amenuisent. Elles ont abordé le budget 2023 de manière ad hoc, sans cadre fiscal à moyen terme, et ont réduit le financement des services sociaux sans se soucier de l’impact sur les citoyens. Au lieu d’accélérer les réformes et d’activer la responsabilité et les institutions budgétaires, la classe politique au pouvoir semble se contenter de continuer à évider l’État, et par extension, l’économie et la société.

Ce texte est disponible en anglais sur le site de TPI.

Par Sami ATALLAH

Directeur du laboratoire d’idées libanais The Policy Initiative (TPI).

Par Wassim MAKTABI

Économiste et chercheur à TPI.

Par Sami ZOUGHAIB

Économiste et directeur de recherche à TPI.

En traduisant les objectifs nationaux d’un pays en prévisions annuelles de dépenses et de recettes publics, le budget constitue le principal de la gestion des finances publiques d’un pays. L’allocation cohérente des ressources est une condition préalable essentielle à la construction d’une économie, les dépenses publiques étant l’un des principaux outils de...

commentaires (2)

Article très éclairant parce qu’il décortique les chiffres du budget et on y apprend que des ministères très importants comme l’éducation, la santé et les affaires sociales sont carrément sacrifiés. Et bien sûr, ce projet de loi de finances est muet sur les objectifs macroéconomiques du gouvernement. On peut regretter que ce papier soit si touffu: on se perd dans les chiffres. Des graphiques auraient été très utiles.

Marionet

00 h 57, le 25 septembre 2023

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Commentaires (2)

  • Article très éclairant parce qu’il décortique les chiffres du budget et on y apprend que des ministères très importants comme l’éducation, la santé et les affaires sociales sont carrément sacrifiés. Et bien sûr, ce projet de loi de finances est muet sur les objectifs macroéconomiques du gouvernement. On peut regretter que ce papier soit si touffu: on se perd dans les chiffres. Des graphiques auraient été très utiles.

    Marionet

    00 h 57, le 25 septembre 2023

  • Intéressant article, mais arrivés au quart on décroche. Trop d'information et de comparaisons. Un ou plusieurs tableaux et/où graphes auraient raccourci le texte et permis sa lecture.

    Nadim Mallat

    10 h 07, le 24 septembre 2023

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