Alors que le Conseil des ministres était supposé, selon une interprétation commune et unanime de l’accord de Taëf, représenter le point de gravité du pouvoir au Liban, voilà que le blocage du processus électoral présidentiel souligne la centralité d’une fonction essentiellement tenue pour une magistrature morale. La comédie du pouvoir politique général de substitution jouée par un Conseil des ministres, amputé et démissionnaire, emmené par un personnage surgi d’un sérail politicien usé, montre à l’envi l’inanité de vouloir remplacer par une subtilité gestionnaire revancharde un gouvernement légitime. Il est vrai qu’en routier rompu de la manœuvre politicienne, Nagib Mikati, avec le soutien du président de la Chambre, Nabih Berry, rendait la monnaie de sa pièce au président Aoun, qui avait su durant son mandat provoquer la vacance au niveau du poste du chef du gouvernement ou alors jouer d’elle pour affaiblir l’instance gouvernementale.
Quoi qu’il en soit, si ces exercices mortifères, entrepris dans l’irresponsabilité politique la plus grande, enseignent quelque chose, c’est bien qu’en système parlementaire, les pouvoirs politiques se tiennent et s’équilibrent. L’idée folle d’une hégémonie institutionnelle par l’un des pouvoirs ne peut qu’affaiblir l’ensemble de l’édifice constitutionnel. Mais le Liban est-il encore une démocratie parlementaire ?
Errance institutionnelle
La question se pose en effet. Car, quelles qu’en soient ses causes, la grave crise actuelle est d’abord la synthèse et le précipité d’années d’érosion démocratique. Le Liban de l’après-Taëf subit de plein fouet les effets cumulés de pratiques d’empêchements politiques et de contournements constitutionnels qui ont fini par déconstruire l’édifice des lois de la République. Le passage en revue de toutes les scories et aberrations de la gouvernance politique feront sans doute l’objet de futures annales de l’inconstitutionnalité au Liban. De l’imposition de présidents de la République par l’occupant syrien – voire à la prorogation pour certains de leur mandat « pour une fois seulement » –, à la nomination dictée par des hauts commissaires successifs de candidats à la députation, de ministres, de directeurs généraux ; en passant par le blocage dans la formation des ministères ou à l’autoprorogation du Parlement : l’histoire politique du Liban contemporain aura été celle d’une persistante errance institutionnelle.
On pourra juger, comme nous l’avons écrit au lendemain de la signature de l’accord de Taëf, que la répartition des pouvoirs constitutionnels en fiefs communautaires assermentés avait placé le ver de la discorde dans le fruit du compromis. Ou alors, on préférera pointer, comme à l’accoutumée en rhétorique politicienne libanaise, la dureté des temps régionaux et la malédiction de cette géographie des crises qui circonscrit et assiège l’aire territoriale libanaise. Rien n’ôtera toutefois des esprits l’idée qu’une classe politique dévoyée ne s’est souciée, à aucun moment, du bien-être des Libanais ni du bien commun national. Par veulerie ou par goût du lucre et de la rapine, un rassemblement de gens d’armes et d’émeutiers qui ne demandent qu’à en découdre à l’occasion, de féodaux désormais rentiers, de commerçants attirés par ce multiplicateur des richesses qu’est la profession politique au Liban, d’idéologues à la retraite adeptes de lunes rhétoriques défuntes, de démagogues populistes proposant leurs mensonges à la délectation de foules crédules et d’opportunistes fortunés saisis par la fièvre de la popularité, ont mis le pays en coupe réglée.
Deux figures trentenaires de la politique, ont dominé, et continue de dominer pour l’une d’entre elles, l’étrange ballet de cet attelage hétéroclite. La première est celle du président du Parlement, en réalité chef de tous les chefs, grand sachem omniscient et omnipotent. À lui seul il fait la loi, la fait exécuter et l’interprète à la demande… si toutefois besoin était. L’autre était celle du gouverneur de la Banque du Liban, couvert par les politiques et les couvrant, promu de par sa mission impossible et au travers d’une gestion incompréhensible, unique argentier du pays sans instance effective qui le contrôle.
De ce fait, une classe publique – dite politique par usage langagier, alors que sa dévotion va à ses intérêts privés – a capté l’État. Elle en a fait sa chose, son patrimoine, un bien à partager entre ses membres. Ainsi fut dissoute, dans le grand bain de la corruption, de l’irresponsabilité et de l’impunité, la démocratie dont le Liban pouvait au moins se vanter de maintenir vivants, il n’y a pas si longtemps encore, quelques pans de droit et de lois, veillés encore par quelques juges.
Autarcie culturelle
La lente descente aux enfers de la démocratie libanaise ne se comprend pas sans le rôle immense qu’y a joué un parti : le Hezbollah. L’idée n’est pas d’imputer d’abord à un seul acteur la responsabilité de la chute de tout l’édifice. Mais le Hezbollah n’est pas n’importe quel acteur et aucun des groupes, des partis, des milices ni aucune des instances communautaires ne peuvent se comparer à lui. Bâti en quarante ans à coups de financements et d’armements faramineux en provenance de la République islamique d’Iran, entraîné et inspecté par ses officiers qui ont fait du Liban un front militaire, le parti de Dieu s’est mis au service d’un internationalisme musulman dont Téhéran reste le centre stratégique. Ce militantisme sans frontières – anti-impérialiste, anti-israélien, mais aussi anti-islamiste à l’égard de groupes d’obédience sunnite –, a pratiqué sur la scène libanaise un isolationnisme politique et culturel. Depuis qu’a cessé la guerre en Syrie dans laquelle il a joué le rôle d’un supplétif actif, le Hezbollah s’est en effet massivement investi dans les affaires intérieures du pays, jadis déléguées au président de la Chambre.
S’il continue de fonctionner sur le mode d’une résistance à rallonge, le Hezbollah s’est bâti, à l’intérieur, sur une logique d’autarcie culturelle développant et propageant une culture du messianisme mahdiste à l’intention de ses foules ainsi qu’aux organismes d’éducation, de communication et d’encadrement de la jeunesse. Une éducation politique distincte et différenciée s’est de ce fait développée. Ainsi, des généraux de la guerre iranienne comme Kassem Souleimani sont devenus des modèles d’héroïsme pour de jeunes Libanais tandis que les mots d’ordre de la révolution islamique et de ses chefs ponctuent régulièrement les discours du secrétaire général du parti. Le sacrifice des combattants tombés au jihad est commémoré, vécu et relu à la lumière des sacrifices consentis par les pieux devanciers du martyrologe chiite de l’aube de l’islam. Le souvenir des combattants de la libération du Sud libanais nourrit désormais un récit mémoriel indéfiniment reconduit. Pour le Hezbollah, la libération n’est pas, bien entendu, simple histoire de territoire à recouvrer mais un motif d’exaltation du sacrifice alors que se profile l’imminente libération de la Palestine…
Tout se passe avec le Hezbollah comme si le service rendu à l’État était désormais devenu une raison suffisante pour se servir de l’État
En réalité, tout se passe avec le Hezbollah comme si le service rendu à l’État était désormais devenu une raison suffisante pour se servir de l’État. Le jeu formel de la démocratie ainsi joué en fait un parti politique dont des députés siègent au Parlement, certes… Mais aussi le seul groupe parlementaire au monde qui possède une troupe de miliciens aguerris dotés d’un arsenal de missiles, de drones et d’armes à feu de tout calibre. Le seul aussi qui, outre le Liban-Sud, contrôle les frontières nationales, y édifiant des lignes de défense et des routes de contrebande. Le seul qui, au vu et au su national, contrôle les organismes chargés de la sécurité intérieure, le port et l’aéroport… en niant en même temps toute ingérence dans l’administration publique. Le seul dont le secrétaire général, quand il prend la parole, dessine les orientations politiques du pays, spécule sur le juste tracé des frontières, menace l’ennemi de lui porter la guerre, toise ses adversaires de l’intérieur, le tout au nom de la mission de caractère divin confiée à lui par l’autorité cléricale persane. Peut-on, en saine logique et en toute bonne volonté intellectuelle, sans fioritures ni parti pris idéologique, espérer renouer avec la démocratie, avec un parti dont la philosophie est de faire de l’État une doublure du parti ?
Violence hybride
La trajectoire en forme de dérive de l’État libanais a, en deuxième lieu, conduit à la consolidation d’une classe politique qui a généré une culture politique différente – divergente devrait-on dire – de celle consensuelle du compromis. La violence, réelle ou symbolique, d’intimidation ou de pression, de fracas ou de tracas, domine le langage de l’échange politique. Tous les acteurs n’ont certes pas le recours désinhibé à la violence physique que peut pratiquer le Hezbollah. Mais il existe également des formes de régulation du cours des affaires publiques qui relèvent d’une violence hybride. Ces formes consistent par exemple à disposer de la Constitution pour retarder des échéances cruciales pour le pays, à accepter de former un gouvernement et d’y renoncer neuf mois après ou encore à exercer, sans humilité ni mesure, pour un gouvernement démissionnaire un pouvoir discrétionnaire, chaotique et diviseur.
Mêler répression physique et déni de justice est une autre de ces pratiques. Comme faire tirer sur de jeunes manifestants par une garde publique privatisée ; menacer des juges et saboter l’institution judiciaire pour ne plus avoir de raisons de s’y soumettre ; ou ne pas poursuivre les ministres et hauts fonctionnaires que la faillite de l’État, l’implosion de ses secteurs attitrés de prébende – tels l’énergie, les télécommunications, les travaux publics, les impôts ou la banque –, et même l’explosion monstrueuse du port de Beyrouth, laissent de marbre...
Enfin, si la démocratie est un régime de respect de droits égaux pour tous et partagés par tous, il faut s’interroger urgemment sur ce qui reste de commun dans la communauté nationale. Les raisons de vivre ensemble ne peuvent tenir du seul rappel de valeurs partagées, surtout quand elles sont proclamées pour mieux être bafouées par des démocrates en rupture de démocratie. Est-on encore en « démocratie » quand un gouvernement émanant du peuple s’exerce au quotidien à l’humiliation, à l’asservissement et au mépris du peuple ? Seul un sursaut citoyen peut sauver des sociétés brutalisées par des dirigeants capables de brandir avec le même aplomb cynique l’arme du dialogue, après avoir menacé et usé du dialogue des armes.
Par Joseph MAÏLA. Professeur de relations internationales à l’Essec (Paris). Ancien recteur de l’Université catholique de Paris et ancien vice-doyen de la faculté des lettres et des sciences humaines de l’USJ.
Excellent article dans le style comme dans la forme. Nous arrivons à conclure que si notre état était doté d’hommes et de femmes politiques honnêtes qui occupent leurs postes de responsabilité pour participer à l’édification et la prospérité de leur pays, nous aurons été le peuple le plus heureux du monde puisque notre pays et, une partie de son peuple, ont toutes les qualifications pour nous permettre de nous épanouir. Quelle désolation et quel gâchis.
15 h 08, le 12 septembre 2023