Le parquet du terrain de basket-ball des Champs crisse sous les semelles des joueurs, ruisselants de sueur, l’un tatoué d’un ballon Spalding, l’autre avec une détente stratosphérique. Au-dessus d’eux, tel un mentor bienveillant, le portrait géant de Fadi el-Khatib, capitaine historique de l’équipe nationale et fondateur de ce club omnisports situé à Hazmiyé.
Retraité depuis quelques mois, « Tigre » observera de loin ses successeurs défendre vendredi les couleurs du Liban lors de leur premier match contre la Lettonie (à 12h15, heure libanaise), dans le cadre de la Coupe du monde à Djakarta, et ce après treize longues années d’absence.
Avec leur deuxième place en Coupe d’Asie l’été dernier, « ils nous ont rendus fiers », s’enthousiasme Anthony Asmar, 17 ans. Inspiré par leur parcours, le garçon ne prend pas le basket à la légère : « C’est plus qu’un sport, c’est un mode de vie, une priorité. » À ses côtés, Jade el-Hani abonde : « À Champs, ils nous disent de nous concentrer sur l’école, mais nous, on aimerait atteindre un niveau professionnel. »
Pour ces jeunes joueurs, « le basket a de l’avenir » au Liban, et cela est largement dû au fait que ce sport a un passé bien plus glorieux que celui des autres disciplines.
Si, aujourd’hui, plusieurs générations de jeunes Libanais se rêvent davantage ballon en main qu’au pied, sous les yeux protecteurs d’icônes nationales du basket érigées ici et là, cela relève d’une certaine originalité. Là où les footballeurs ont pignon sur rue partout à travers le monde, au Liban, ils sont relégués loin derrière Fadi el-Khatib ou encore Waël Arakji, la nouvelle star de la sélection nationale, devenu prophète dans son pays au point de trôner sur une large gamme de panneaux publicitaires, même ceux du fromage à tartiner.
Mais pour que les Cèdres aient une chance de se hisser pour la quatrième fois de leur histoire jusqu’au Mondial, il aura fallu bâtir des fondations suffisamment solides pour résister à l’épreuve des crises et des secousses en tout genre qui font vaciller le fragile équilibre du pays du Cèdre et, par extension, celui de son paysage sportif.
« Antoine Choueiri était un visionnaire. »
C’est d’ailleurs sur le tas de ruines provoqué par la quinzaine d’années de guerre civile qu’est née la volonté de doter le Liban d’un nouveau sport national. La place étant laissée vacante depuis l’effondrement du championnat de football, sport le plus populaire jusqu’en 1975 en vertu de l’héritage colonial français. Le basket est ainsi apparu sur un terrain quasi vierge à une époque, au début des années 1990, où il y avait presque tout à reconstruire.
Dans un tel contexte, mettre sur pied un système sportif économiquement viable avait tout d’une gageure. Mais comme cela est souvent le cas au Liban, un tel projet a pu voir le jour grâce à l’opiniâtreté d’un petit groupe de personnes. Au premier rang desquels se trouve un certain Antoine Choueiri, véritable architecte du basket libanais.
« C’était un visionnaire, assure Ziad Joseph Rahal, chercheur à l’Université de Lille et auteur de plusieurs articles scientifiques sur le sport au Liban. Il avait une imagination et une ouverture d’esprit supérieures à beaucoup d’autres. C’est lui qui a fait passer le basket et les basketteurs libanais du monde amateur au professionnel. »
« Sans lui, il n’y aurait pas de basket au Liban »
Homme d’affaires connu pour avoir bâti Choueiri Group, le plus vaste empire médiatique au Moyen-Orient de son temps, Antoine Choueiri est arrivé sur le devant de la scène sportive libanaise en tant que président du club de football Sagesse, basé à Achrafieh, avant de créer une section de basket-ball en 1992 à la tête de laquelle il nomme Ghassan Sarkis.
« Si cet homme n’avait pas existé, il n’y aurait pas eu de basket au Liban, résumait le célèbre coach il y a un an sur le plateau de Tony Khalifé sur la chaîne LBCI. Sans lui, la sélection et les clubs libanais n’auraient jamais connu le succès et je ne serais pas le Ghassan Sarkis que je suis devenu. »
C’est aussi en 1992 qu’est lancée la première saison du championnat national de basket. Outre Sagesse et Riyadi, désignés pour remplir le rôle de locomotives, une pléiade d’autres équipes de basket se constituent au sein des universités ou des vieux clubs omnisports du pays.
Pêle-mêle : Homenetmen, Hoops (Beyrouth et sa banlieue), Antranik (Antélias), Champville (Metn), Tadamon, Notre-Dame de Louayzé (Zouk Mosbeh), al-Mouttahed (Tripoli), Anibal (Zahlé), Byblos… soit plus d’une dizaine d’équipes qui formeront la première ligue professionnelle libanaise de basket, malgré des installations et des méthodes d’entraînement encore rudimentaires.
« Avant la structuration de la Ligue libanaise, les joueurs étaient encore amateurs ou semi-professionnels. Chacun avait un travail la journée avant de venir s’entraîner dans la soirée. Ce n’est qu’à partir de 1996 que les joueurs ont touché un salaire suffisant pour vivre de leur pratique », précise Ziad Joseph Rahal. De quoi faire passer le nombre de licenciés de 200 en 1992 à près de 20 000 en 2020.
« Les équipes de basket ont suivi la même distribution politico-religieuse que celle imposée par la Constitution. »
Comme évoqué plus haut, si la balle orange a pu supplanter le ballon rond, c’est aussi parce que la place était libre. Divisé en deux entités distinctes entre l’est et l’ouest de Beyrouth dès 1976, le championnat national de football a fermé boutique tout au long de la guerre avant de reprendre timidement ses activités à partir de 1990.
C’est pourquoi le basket s’est imposé au centre du jeu pour des raisons pragmatiques : « Il est bien moins compliqué et coûteux de mettre en place des infrastructures pour jouer au basket par rapport au football, analyse Ziad Joseph Rahal. Il n’y a pas besoin d’entretien de pelouse, un petit terrain suffit, et il ne faut que cinq joueurs pour former une équipe, contre onze pour le foot. Gérer un club de basket demande des moyens financiers moins importants, et cela a facilité l’émergence d’autant d’équipes partout au Liban. »
Terrain de substitution des affrontements communautaires
Les budgets des équipes de basket libanaises sont d’autant plus serrés qu’ils dépendent pour beaucoup de celui des partis politiques auxquels ils sont liés de près ou de loin. Car, outre leur spécificité géographique, toutes ces équipes se distinguent par un autre critère : celui de leur affiliation communautaire. Comme tout ce qui a trait au Liban, à de rares exceptions près, le tissu sportif a été calqué sur celui des clivages confessionnels. De quoi donner, de façon inévitable, une couleur politique et religieuse à chaque club.
« Les équipes de basket au Liban ont suivi la même distribution politico-religieuse que celle imposée par la Constitution, ajoute Ziad Joseph Rahal. Les pionniers du basket, dont Antoine Choueiri, ne pouvaient pas s’affranchir de cette logique qui structure tout ce qui se passe dans la société libanaise. C’est pourquoi les partis politiques se sont imbriqués dans les équipes de basket qu’ils finançaient pour servir leurs intérêts, souvent bien plus électoraux que sportifs. »
Selon cette matrice indissociable du Liban, les « derbys » entre les deux mastodontes du championnat, Sagesse (connoté « chrétien » et contrôlé par le parti des Forces libanaises) contre Riyadi (connoté musulman sunnite et longtemps financé par le courant du Futur de Rafic Hariri) sont devenus bien plus que de simples matches de basket.
Bien que la création de rivalités sportives soit une condition essentielle au développement et à l’attrait du public pour un championnat, ces matches ont fini par se muer en terrains de substitution des affrontements communautaires, que l’accord de Taëf, signé en octobre 1989, n’avait nullement réglés. C’est pourquoi, jusqu’à la fin des années 2010, ce genre de rencontres était régulièrement le théâtre de violents affrontements entre supporters, nécessitant l’intervention de l’armée.
Mais certains dirigeants, dont Antoine Choueiri, mais aussi Hicham Jarroudi, ancien président de Riyadi, « l’autre pilier du basket libanais », selon Ghassan Sarkis, ont tenté de dépasser ces clivages pour faire changer de dimension ces deux clubs tutélaires.
Une ambition au-delà du Liban
L’idée était d’émanciper les équipes du mécénat, dont la frontière avec le clientélisme est très poreuse, pour diversifier leurs sources de revenu et créer un modèle économique qui assure la pérennité des équipes et de ses joueurs : « Au début des années 2000, Choueiri voulait instaurer une ligue arabe avec la Syrie et la Jordanie, qui étaient d’accord, raconte Ziad Joseph Rahal. Il estimait que le Liban était devenu trop petit pour la qualité de son basket et qu’il fallait élargir son champ pour lui permettre d’obtenir plus de visibilité, et ainsi attirer plus de sponsors et augmenter les revenus liés aux droits de diffusion. »
Bien que ce projet n’ait jamais vu le jour, Sagesse puis Riyadi ont tout de même connu le succès sur la scène continentale en raflant de multiples titres en championnat asiatique et en Coupe arabe au carrefour des années 2000.
Puis ce fut au tour de la sélection nationale de récolter les fruits de cette nouvelle émulation au sein de la Ligue libanaise, formatrice de nombreux joueurs de talents, dont Fadi el-Khatib et Élie Mechantaf, l’autre membre du duo magique qui a porté Sagesse au sommet entre 1998 et 2004, vainqueur de huit championnats, trois Coupes du Liban et trois Coupes d’Asie de clubs champions.
Grâce aux renforts de talents issus de la diaspora, comme Paul Khoury, et de certains naturalisés, dont l’Américain Joe Vogel, les Cèdres se hissent trois fois de suite en phase finale de Coupe du monde (2002, 2006 et 2010). Sans jamais parvenir à passer le premier tour, mais en réalisant plusieurs exploits notoires, dont celui de damer le pion de la France (74-73), en 2006, au terme d’une rencontre restée dans les mémoires.
Mais cet âge d’or était trop beau pour durer éternellement. Après le retrait d’Antoine Choueiri de la direction de Sagesse et de la scène sportive, lassé par les bâtons que certains de ses détracteurs lui mettaient dans les roues, le basket libanais a entamé un lent déclin à partir de la fin des années 2000.
Rentrés dans le rang, les Cèdres seront même suspendus pendant deux ans, de 2013 à 2014, de toute compétition par la Fédération internationale de basket (FIBA) en raison de conflits non résolus au sein de la Fédération libanaise.
Arrivée plus bas que terre en raison des querelles de chapelles, la sélection nationale a fini par retrouver de l’allant grâce à une nouvelle génération. Une génération de joueurs, mais aussi d’entraîneurs, qui ont permis au Liban de retrouver son rang sur l’échiquier régional, dont les puissances historiques (Iran, Jordanie, Égypte) sont également sur le déclin.
Cela n’enlève rien au mérite de la bande menée par Jad el-Hajj, qui a décroché la quatrième médaille d’argent de son histoire en Coupe d’Asie des nations l’été dernier, vaincue d’un rien en finale par l’Australie (75-73).
L’autre chef d’orchestre, Waël Arakji, sera même récompensé du titre de meilleur joueur asiatique, une première pour un Libanais depuis Fadi el-Khatib il y a près de vingt ans.
De quoi surtout permettre aux Libanais de goûter à nouveau aux frissons d’un Mondial après treize années de sevrage et de vibrer pour une équipe en laquelle ils peuvent s’identifier, que l’on soit un habitué des parquets flambants neufs de Champs ou d’un terrain de fortune du fin fond de la Békaa.
Ca fait chaud au coeur. All the luck,dears!
08 h 00, le 24 août 2023