Il habite la banlieue sud de Beyrouth. Haret Hreik, la rue qui porte le nom de Hadi Nasrallah. Aalé el-salém, que Dieu ait son âme, dit son père immanquablement, la larme à l’œil, à chaque fois qu’il croise l’un de ses portraits sur un poteau électrique ou un mur du quartier. C’est d’ailleurs en hommage à Hadi Nasrallah qu’il a été appelé ainsi à sa naissance en 1998. Ses parents n’avaient pas hésité un instant. « C’est un honneur et un devoir d’avoir un fils qui porte le prénom de Hadi », avaient-ils dit, la tête baissée, à un responsable du parti venu les féliciter pour la naissance du premier garçon de la famille, avec une enveloppe de dollars dans la main. Hadi partage avec ses parents et ses trois sœurs un appartement broyé par les bombardements israéliens de juillet 2006, puis réparé en quelques semaines par le parti. De toute manière, l’école, les soins médicaux, la voiture et l’essence pour la voiture, le courant électrique à la maison, le boulot de papa, ce qu’il y a dans le frigo et que maman met à table à l’heure du repas, Hadi a appris avant même de savoir parler que tout cela, toutes ces bénédictions, c’est le parti qui s’en occupe et les fournit. Depuis trois ans toutefois, quand l’appartement plonge dans une obscurité et une chaleur d’enfer, quand la voiture manque d’essence, quand le salaire de papa maigrit jusqu’à ne plus valoir que des miettes ; quand, faute de courant électrique, le frigo se transforme en une armoire vide, quand les enveloppes se font de plus en plus rares ; quand il sort dans la rue et qu’il découvre dans les yeux des gens la même douleur silencieuse que celle de ses parents, Hadi ne peut s’empêcher de se demander : « Et le parti, il fait quoi de ça ? »
« On doit à cet homme notre vie, et notre mort s’il le veut »
Juillet, un soir de canicule où il n’arrivait pas à trouver le sommeil, Hadi avait aperçu sa mère, au bord de la crise de nerfs, en train de chialer en cachette dans la salle de bains. Ça lui avait cassé son petit cœur. Il avait réveillé son père, pleurant de rage « Baba, et le parti, il fait quoi de ça, il fait quoi pour nous ? » Son père l’avait tiré par l’épaule jusqu’à l’entrée de l’appartement où siège une photo de Hassan Nasrallah et il lui avait dit avec un regard de fou, en lui serrant la tête entre ses mains : « Je t’explose si tu oses pleurer ou reposer cette question, tu comprends ? On fait ce qu’il nous demande, et maintenant il nous demande de nous serrer la ceinture pour faire face au blocus, tu comprends ? On doit à cet homme notre vie, et notre mort s’il le veut, tu comprends ? Maintenant tu boucles ta gueule et tu vas dormir, tu comprends ? »
Quelques jours plus tard, la célébration de Achoura, un discours de Hassan Nasrallah. Comme à chaque fois que ce dernier parle, le courant électrique était par hasard revenu. La famille de Hadi s’était alignée sur le sofa, en face d'al-Manar, dans un silence monacal seulement interrompu par le ronron d’un vieux ventilateur. Soudain, Nasrallah se met à parler. « Les études prouvent que ceux qui s’impliquent dans le liwat ne peuvent plus s’en sortir. Ils sont coincés. Ils peuvent s’en rendre compte, demander pardon, se repentir, jeûner, pleurer toute nuit, (…) trop tard, ils sont coincés. » Hadi fait partie de ces liwat. Il a même déjà couché avec des mecs qu’il connaît, mais comme eux il n’a jamais osé prononcer le mot, même dans son esprit, de peur que ça ne devienne une réalité. Il a essayé d'abord de toutes ses forces de faire comme si tout allait bien, comme s’il était normal, aller à la gym, se faire tatouer un sabre, inviter une fille à un cocktail de fruits che’af. Endiguer ce péché qu’il a dans la peau. Pourtant la bête prenait plus d’espace en lui, dans son corps, son bas-ventre et ses fantasmes, et à chaque fois il essayait de la combattre. Il s’est repenti, a pratiqué le jeûne, il a demandé pardon et pleuré toute la nuit, mille fois. Hadi fait partie de ces liwat et il entend cet homme lui dire, et de surcroît avec l'index levé : « Si une personne hétérosexuelle commet un adultère, elle devrait être fouettée si elle a accompli de bonnes actions dans sa vie et tuée dans le cas contraire. En ce qui concerne les liwat, ces personnes sont immédiatement punies de mort, dès la première occurrence. » Hadi pense aux mecs avec qui il a couché, il se voit déjà brûler en enfer avec eux. Chacun de ces mots est à lui seul un fouet, des mains qui lui étranglent le cou, un poing dans le ventre, un feu de l’enfer dans l’abdomen. Son père le regarde sans broncher avec des yeux qui veulent tout dire, sa mère mime le geste avec une trouille qu’elle dissimule mal. Hadi est pâle, il va crever.
Ces hommes qui risquent leur vie
Quel sentiment a dû lui procurer ce discours venant d’un homme dont la photo est partout dans la maison, de cet homme dont on lui a expliqué à l’école et partout où il va depuis, qu’il est l’équivalent de Dieu sur terre ? Qu’ont dû lui inspirer ces mots sur les lèvres d’une divinité toute-puissante dont son père lui disait, pas plus loin que la semaine dernière, qu’il lui doit sa vie et même sa mort si besoin ? Quand, sur Instagram, je suis tombé sur des bribes du discours en question, je ne me suis pas senti concerné, je n’ai rien senti. Simplement, j’ai pensé à tous les Hadi, et je me suis demandé, comme ça, bêtement, qu’est-ce que j’aurai pensé, qu’est-ce que j’aurai senti, si quelqu’un qui avait une emprise si grande, un pouvoir si large, sur moi et ma famille, venait à me dire que je mérite de mourir ? Et qu’il n’y avait rien à faire, ni pleurs ni prières, pour me sauver. Surtout, dans quel Liban vivront bientôt les jeunes homosexuels libanais ? Et je parle surtout de ceux qui devront risquer leur vie pour s’en sortir. Ceux que des criminels endoctrinent pour les convaincre qu’ils sont la source du virus qui a infecté le Liban. Ceux qui se sentent déjà affaiblis, vulnérables, désarmés, et sur qui l’on tire encore. Ceux à qui l’on veut faire croire, pour de vrai, pas en blague, que les Barbies de leur enfance sont des kamikazes mais pas leurs camions infects. Ceux qui ont des pères au cerveau lavé, capables de les tabasser, de peut-être les tuer après un discours pareil. Ceux qui auront de moins en moins envie de vivre après un discours pareil. Ceux qui auront envie de se flinguer. Ceux qui pleureront toute la nuit, tous les soirs, jusqu’à devenir fous. Ceux que des parents mettront à la rue. Ceux dont les mères menaceront de se jeter d’un balcon s’ils ne « guérissent » pas. Ceux qui savent qu’ils ne pourront jamais de leur vie ne serait-ce qu’effleurer l’idée d’être avec un garçon. Ceux qu’on mariera de force, qui feront des enfants et qui un jour tomberont dans la démence. Ceux qui se feront hameçonnés sur des applications par des flics déguisés en civil et qui finiront volés et battus à mort dans un parking dégueulasse. Ceux qui n’auront pas les sous ou les pistons pour sortir d’un commissariat de police où rien qu’être un peu féminin aux yeux des flics est déjà une promesse de mort. Ceux qu’on harcèlera dans la rue, sur qui l’on crachera, et que l’on menacera de mort. Ceux qui sont dans des écoles (religieuses) où l’on continue d’enseigner aux enfants que l’homosexualité est une déviance, et où du coup il semble tout à fait légitime à des bandes de jeunes mecs d’enfermer un louty dans une salle de bains après l’avoir défiguré. Ceux que l’on ne tabasse pas forcément, mais que l’on fait vivre dans des prisons psychologiques, à qui l’on dit, en leur faisant croire que c'est pour leur bien, qu’ils finiront « seuls et tristes », « rejetés par la société », ou pire, « morts du sida ». Ceux qui, un jour, au rythme où vont les choses, finiront peut-être lapidés sur la place des Martyrs.
Ceux, surtout, qui malgré tout ce qu’on essaye de leur faire croire, sont parmi les choses les plus précieuses qui restent au Liban.
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PRIERE DANS MA TIRADE LIRE -PERVERSION SPIRITUELLE- ET -CHARLATANISME- MERCI.
LA LIBRE EXPRESSION
09 h 18, le 17 août 2023