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Nos Lecteurs ont la Parole

Été 1975/été 2023 : quand tout était/est encore possible !

J’ai vécu jusqu’à l’âge de 11 ans dans une maison située au coin d’une petite ruelle, sur l’ancienne route de Saïda, entre Chiyah et Aïn el-Remmané, au centre du triangle formé par le bâtiment de l’ancienne usine Ghandour (aujourd’hui rebaptisée le Beirut Mall), l’usine Red Shoe de l’autre côté de cette route et les Machatel Chamass, à une centaine de mètres du célèbre rond-point Tayyouné. Les familiers du lexique de la guerre 1975-1990 pourront très bien reconnaître ce coin, vu la notoriété acquise par ces points de repère.

Il y a quelques jours, de passage en voiture sur cette route, je me suis arrêté quelques instants, pour la première fois depuis presque 50 ans, face à l’endroit où étaient notre maison (au 1er étage d’une bâtisse jaune de deux étages, style années 50) et les quelques maisons de nos voisins immédiats de l’époque : les familles Bitar, Habr, Ghosn, Tabet, Mokdad, Haïdar etc., toutes situées côté Chiyah de cette route.

L’enfant que j’étais n’a rien pu retrouver du paradis de son enfance. Aucun des jardins avec la berké du milieu, aucun palmier, escalier ou bouwébbé, aucune dékkéné du coin, aucune couleur, aucun bout de mur, aucune clôture, ou drabzine ; aucun bout de cette terre rouge ocre qui caractérisait cet endroit, aucun oranger ou bougainvillier, aucun repère. Rien. Absolument rien de ce qui fut un jour l’univers de mon enfance n’a pu traverser les évènements, les actes et les malédictions qui se sont abattus sur ce beau pays.

Des immeubles modernes d’une dizaine d’étages ont tout occupé, ou presque, à l’exception d’un petit terrain encore vacant où, un jour de 1974, un clou qui sortait d’une planche en bois a transpercé les sandales d’été d’un gosse de 10 ans qui y jouait, pour se loger dans la plante de son pied. Je me rappelle encore de cette douleur monumentale qui s’est ensuivie !

Au fond de ce terrain encore inoccupé, il y avait jadis les locaux d’un garage de réparation de voitures : le « Garage Houssami ».

Regardant un peu plus loin, vers l’intérieur de notre ruelle au fond de Chiyah, un ou deux anciens immeubles délabrés m’ont semblé familiers. Vu la « sensibilité » de ce coin de la ville, j’avoue qu’au moment même, je n’ai pas pris l’initiative de m’y engouffrer pour poser des questions, demander si quelques connaissances y résidaient encore.

J’ai repris mon chemin en ayant pour la première fois la juste mesure de ce pan de ma vie qui avait disparu, ou plutôt duquel j’ai été détaché brutalement ce jour du 16 septembre 1975, quand mes parents ont quitté à la hâte et définitivement ce joli coin de la ville transformé en ligne de démarcation.

Avec le début du 3e round (ou jaoulé) du début de la guerre de deux ans, il était devenu impossible d’y habiter ; ce nouvel épisode de violence s’est étendu sur presque tout le pays en le mettant à feu et à sang.

Or, entre le 2e round des accrochages qui s’est déroulé au mois de mai (le 1er ayant été déclenché suite au fameux 13 avril 1975) et le 3e qui a débuté le 16 septembre, il y a eu presque quatre mois d’un semblant répit. Quatre longs mois durant lesquels la situation dans le pays était encore plus ou moins tolérable, malgré des incidents sporadiques ici et là qui laissaient présager le pire. Tout était encore possible pendant cette période de calme relatif.

L’été 1975 aurait pu permettre aux leaders de l’époque, tous bords confondus, comme les Gemayel, Eddé, Karamé, Chamoun, Frangié, Salam, Solh, Joumblatt, Arslane, Assaad, l’imam Moussa Sadr… (même aux chefs des différentes factions palestiniennes, comme les Arafat, Hawatmé, Habache…), certainement alertés par la tournure que les évènements étaient en train de prendre, de récupérer la situation avant qu’elle soit complètement incontrôlable, et faire éviter au Liban, à sa population et même aux réfugiés palestiniens tout le chaos, tous les carnages et les destructions qui se sont succédé jusqu’en 1990.

Je fais le parallèle avec l’été 2023, car, à l’instar de celui de 1975, c’est encore l’été de tous les espoirs. L’été où tout est encore possible malgré tout. Malgré tous les échecs subis, les appréhensions, les divisions, les craintes, les déceptions et les catastrophes.

Aujourd’hui, les leaders du pays doivent pressentir ce qui pourrait nous attendre. Le fractionnement qui est en train de s’élargir, les tiraillements confessionnels de plus en plus aiguisés, l’extrémisme dans les positions, exacerbé par des réseaux sociaux sans foi ni loi, et ce blocage aux niveaux politique, économique et même démographique, avec la pression de la présence de plus de deux millions de déplacés syriens, que personne apparemment ne souhaite qu’ils rentrent dans leur beau pays, ne laissent présager rien de bon.

Les leçons/sanctions de nos erreurs de 1975 ont-elles été assimilées, surtout par les leaders actuels et même par l’opinion publique ?

Si oui, il faudrait alors mettre en œuvre aujourd’hui même ce qu’on a appris d’hier la veille.

Sinon… advienne que pourra ! En priant que le ciel ne nous tombe pas sur la tête encore une fois.

Enfin, puisqu’il s’agit du contexte particulier de l’été 1975 et de sa projection sur celui de 2023, il me vient à l’esprit l’aventure des trois martyrs du sport automobile au Liban : Jean Bassili, Paul Nassif et Élie Saadé, partis tout simplement dans leur voiture le 30 août 1975 sur les magnifiques chemins du Liban à destination de la Syrie et la Jordanie afin de tracer le routing (incluant montagnes, plaines et déserts) de ce qui aurait dû être les derniers préparatifs d’un rallye-raid de 3 000 km traversant ces trois pays sous le nom du « Middle East International Rally » … quatre ans avant le lancement du célèbre Paris-Dakar en 1979 !

Alors que d’autres préparaient les armes et la logistique de la grande confrontation qui allait embraser tout le Liban à peine deux semaines après leur départ, ces trois jeunes pionniers ont cru fermement et jusqu’à la dernière seconde en l’avenir souriant de leur pays, d’ailleurs comme la plupart des Libanais de l’époque.

Or il s’est avéré que deux « mondes » en totale contradiction se côtoyaient en ce mémorable été 1975 : après une semaine sans aucune nouvelle d’eux, leurs cadavres transpercés de balles ont été retrouvés le 6 septembre 1975 dans la plaine de la Békaa, aux abords d’un champ de blé aux épis dorés… Que de gâchis ! Paix éternelle aux âmes de ces héros de l’espérance, de la foi en leur pays et du sport, vecteur de civilisation et de quiétude entre les hommes.

Actuellement, à l’image de l’été 1975, règne à nouveau une impression de deux « mondes » évoluant en sens contraires et en course contre la montre.

Lequel arrivera-t-il en premier cette fois-ci ? Seul le temps nous le dira.


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J’ai vécu jusqu’à l’âge de 11 ans dans une maison située au coin d’une petite ruelle, sur l’ancienne route de Saïda, entre Chiyah et Aïn el-Remmané, au centre du triangle formé par le bâtiment de l’ancienne usine Ghandour (aujourd’hui rebaptisée le Beirut Mall), l’usine Red Shoe de l’autre côté de cette route et les Machatel Chamass, à une centaine de...

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Pauvre Liban

Eleni Caridopoulou

12 h 02, le 10 août 2023

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Commentaires (1)

  • Pauvre Liban

    Eleni Caridopoulou

    12 h 02, le 10 août 2023

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