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Lifestyle - Histoires de thérapies

L’explosion au port, un double traumatisme, dont un deuil impossible

Le moment est sacré, intime, personnel. Un face-à-face entre le psychanalyste et son patient, qui se fait dans la colère, les larmes, les fous rires et les silences. Dans cette rubrique bimensuelle, le Dr Chawki Azouri partage des histoires et des cas qu’il a vécus tout au long de sa carrière, avec des interlocuteurs qui resteront anonymes, sur un chemin emprunté à deux pour arriver à y voir clair.


L’explosion au port, un double traumatisme, dont un deuil impossible

Illustration Noémie Honein

Quinze ans de guerre civile, trente ans d’occupation syrienne et de guerre larvée, quinze ans d’assassinats politiques et la guerre de juillet 2006, des milliers de morts, des destructions massives et... le 4 août 2020.

La double explosion au port de Beyrouth apparaît comme un traumatisme à part, indépendant du contexte de guerre dans lequel se trouve le Liban depuis 1975. Ce jour-là, peu après 18h, un « séisme » frappe la capitale et répand son malheur parmi les Libanais : 218 décès, 6 500 blessés, 300 000 sans-abri et la capitale Beyrouth en grande partie détruite.

Tous les patients qui étaient en analyse ou en thérapie avec moi, et ceux qui sont venus me voir après l’explosion, ont été douloureusement affectés par ce drame. Aucun autre traumatisme, individuel ou collectif, n’a produit le même effet. Quelques-uns parmi les autres occupent une place particulière.

Élise, qui habite Mar Mikhaël, a eu tout le corps blessé par les éclats de verre et était recouverte de sang,  sa maison entièrement dévastée. Elle est restée dans une sorte de coma pendant plusieurs jours et ne se remet toujours pas de ce choc. Marie a vu tous ses anciens traumatismes se réveiller et depuis elle voit la mort partout. Le moindre mouvement brusque chez les personnes proches déclenchait chez elle une panique incontrôlable. De même la moindre immobilité chez son mari ou ses enfants était perçue comme une mort soudaine. Encore aujourd’hui, trois ans après le drame, elle est dans le même état. Jeanine est restée depuis dans une tristesse insondable. Son frère est mort ce jour-là et la culpabilité qu’elle éprouve ne la quitte pas. Cette « culpabilité du survivant » est propre à tous les proches de ceux qui sont décédés. Pourquoi lui ou elle et pas moi ? Ce sentiment a été découvert après la fin de la Seconde Guerre mondiale chez ceux et celles qui ont été libérés des camps de concentration. Ils se sont sabordés dans toute entreprise qu’ils faisaient et beaucoup se sont suicidés. Bruno Bettelheim, célèbre psychiatre et psychanalyste américain, auteur de plusieurs ouvrages importants, s’est donné la mort en s’étouffant avec un sac en plastique. Il est mort par asphyxie, comme tous ceux qui sont morts dans les camps de concentration.

Chez les Libanais, à ce traumatisme du 4 août va s’ajouter un autre, tout aussi terrible, voire pire : un deuil impossible. Dans ce genre de cas, ou lorsque le sujet a subi des abus dans son enfance, surtout des abus de type sexuel, en parler donne la possibilité d’oublier. À condition de trouver quelqu’un à qui en parler et qui va authentifier la vérité. La psychanalyse nous a appris cela. Mais dans le cas de ce traumatisme collectif, quand ceux et celles qui sont au pouvoir font tout pour entraver l’enquête menée par le juge Tarek Bitar, et de ce fait font tout pour empêcher de connaître la vérité, le deuil des Libanais est impossible. Trois ans après l’explosion, on continue de mettre des bâtons dans les roues du juge pour l’empêcher de poursuivre son enquête et de révéler la vérité. Trois ans de souffrance et un deuil impossible vont s’ajouter à la douleur première du traumatisme.

Rêver de son traumatisme ou en parler pourrait aider à le dépasser. Parce qu'en parlant, le sujet devient en quelque sorte un acteur actif et non plus la personne passive qui l’a subi. Mais pour cela, il faut quelqu'un qui puisse écouter. Mais comment, dans le cas de la double explosion au port, les Libanais pourraient oublier ou dépasser ce traumatisme commun insupportable, lorsque ceux qui sont au pouvoir font de tout pour empêcher la vérité d’éclater ?

Devant la mort, le moyen naturel de dépasser la perte c’est le deuil. Parce que ses rites expriment l’ambivalence du survivant, ils lui permettent de dépasser la douleur de cette perte. Ses rites parlent à la place du citoyen et permettent progressivement d’aller au-delà du choc.

Mais le citoyen libanais se trouve dans une position paradoxale : comment faire ce travail face à un pouvoir qui fait de tout pour empêcher la vérité d’advenir ? Et si, comme le dit le proverbe « le malheur unit », dans ce cas, c’est bien le contraire qui se passe : le malheur désunit.

Nous sommes dans cette position depuis 1975. Aucun deuil n’a été possible parce qu’aucun travail collectif de mémoire n’a été accompli, comme ce fut le cas en Afrique du Sud par exemple. C’est pour cela que la haine et la violence continuent de se transmettre de génération en génération. La double explosion au port de Beyrouth aurait pu être l’occasion d’enterrer définitivement la guerre civile.

Ceci est encore possible si le pouvoir en place prenait conscience de cela en laissant l’enquête aller jusqu’au bout afin de dévoiler la vérité, seule condition de pouvoir faire notre deuil.

Quinze ans de guerre civile, trente ans d’occupation syrienne et de guerre larvée, quinze ans d’assassinats politiques et la guerre de juillet 2006, des milliers de morts, des destructions massives et... le 4 août 2020. La double explosion au port de Beyrouth apparaît comme un traumatisme à part, indépendant du contexte de guerre dans lequel se trouve le Liban depuis 1975. Ce jour-là,...

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