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Nos Lecteurs ont la Parole

Renouvellement de compte bancaire

Un matin, il reçoit un appel téléphonique.

« - Bonjour, c’est la banque... (il peut s’agir de n’importe quelle banque libanaise, presque toutes se valent). Veuillez vous présenter à l’agence dans deux jours pour renouveler votre compte bancaire. »

À l’agence : un homme dans la salle d’attente. Appelons-le Antoine. Il a pris un numéro et il attend d’être appelé. Pendant plus de vingt minutes, c’est l’indifférence. Les employés qui avaient l’habitude de lui grimacer un sourire feignent de ne pas le voir, à moins que réellement ils ne le voient pas. Peut-être que nos cerveaux ont été programmés pour ne pas voir un ancien riche qui est devenu un nouveau pauvre.

Il n’y a pas si longtemps, il entrait directement dans le bureau du directeur. Aujourd’hui, il se présente au comptoir.

« - Alors, c’est comment ? Vous allez bien ?

- J’ai pas l’air ?

- Si, si. Bien sûr.

- Alors, tout va bien ?

- Oui, oui. Tout va bien.

- Remettez-moi votre passeport pour le photocopier. Nous vous appellerons plus tard pour signer les documents de renouvellement de votre compte. »

Deux jours plus tard, il reçoit un nouvel appel de la banque.

« - Bonjour, désolé de vous déranger à nouveau. Mais le stagiaire n’a pas photocopié toutes les pages de votre passeport. Veuillez vous présenter à l’agence avec votre passeport pour en faire une copie. »

Antoine se rend à l’agence le jour même. Deux jours plus tard, il reçoit un nouvel appel de la banque.

« - Tout va bien, Monsieur Antoine !

- Oui, c’est bon.

- Voilà, je suis embêté de vous dire ça. Il y a beaucoup de tampons d’entrée à Chypre sur votre passeport. Quel est le but de ces voyages ?

- Suis-je obligé de vous le dire ?

- C’est pas bon pour un dossier de nouveau pauvre de cacher des informations.

- Excusez-moi ?

- Rien, je pensais à autre chose.

- Voyages d’agrément.

- Bien, je vais cocher la case “agrément”. »

Deux jours plus tard, il reçoit un nouvel appel de la banque.

« - Bonjour, Monsieur Antoine, je suis désolé de vous déranger de nouveau, mais il y a quelque chose qui ne va pas avec votre passeport.

- Ah bon !

- Vous avez un visa de long séjour pour la Grèce. Vous êtes résident grec ?

- Malheureusement, je réside au Liban.

- C’est pas clair, tout ça. Je vais demander à la direction centrale et je reviendrai vers vous. »

Deux jours plus tard, il reçoit un nouvel appel de la banque.

« - Alors, c’est comment ? Vous êtes content ?

- J’ai pas l’air ?

- Si, si. Rendez-vous à l’agence dans deux jours. »

À l’agence :

« - Bonjour, vous faites-quoi dans la vie ?

- Euh…

- Ça vous dérange que je vous pose cette question ?

- Non, non. Pas du tout.

- Vous faites bien quelque chose ?

- Comme tout le monde.

- Vous faites quoi, alors ?

- Je bricole.

- Vous bricolez. Mais vous bricolez quoi ?

- Des trucs.

- Quels trucs ?

- Des trucs. Je bricole et j’attends.

- Vous attendez quoi ?

- Que mon argent soit débloqué.

- Voilà. Je suis embêté de vous dire ça. Il y a un problème avec votre niveau de vie. Avec votre compte “lollarisé”, vous ne devriez pas être capable de payer vos voyages ni même de subvenir à vos besoins.

- C’est pourtant ce que je fais.

- C’est ce que vous dites.

- Qu’est-ce que je dois comprendre ?

- Si vous avez une autre source de revenus, des dollars frais, déposez-les chez nous. Rien ne justifie que cet argent durement gagné s’échappe. Vous échappe. C’est pourquoi notre banque est là pour prendre soin de votre argent frais et surtout empêcher qu’il ne tombe entre de mauvaises mains.

- Et l’argent confisqué, mes comptes en dollars lollarisés, vous en faites quoi ?

- Cette fois, c’est différent. Il faut tourner la page et tout recommencer. Regardez les statistiques, le nombre de touristes, le taux d’occupation des hôtels, le taux de fréquentation des restaurants, etc. Elles sont plus fiables que les humains.

- Avec mes millions gelés dans vos comptes, j’aurais pu m’acheter un superyacht et faire une croisière en Méditerranée.

- Un superyacht ? Comme celui que M. I., notre président, vient d’acheter ?

- M. I. a acheté un superyacht ? Avec mon argent ?

- Un superbeyacht, construit sur mesure en Turquie, une merveille !

- Avec mon argent ?

- Avec son argent. Lui, il n’a pas été assez stupide pour placer son propre argent dans sa propre banque au Liban pour financer des obligations d’État pourries.

- C’est pas juste.

- Si le monde était juste, on n’en serait pas là.

- Jusqu’à ce que je devienne pauvre, mon but était d’accumuler de l’argent. C’est en devenant pauvre que j’ai découvert le plaisir de le gaspiller. L’argent qui m’appartient est celui que je dépense. Je ne veux plus ouvrir un nouveau compte ou renouveler un ancien. »

Pendant qu’il lui dit ça, Antoine aurait pu lui défoncer la gueule. Lui balancer dessus tout ce qui se trouve sur son bureau. Ses papiers de merde. Son écran d’ordinateur. Ses crayons avec son nom écrit dessus. Ses classeurs. Tout. Mais brusquement, il arrête de parler. Il regarde l’employé de banque. Il voit des larmes dans ses yeux.

« - On est tous les deux dans la même galère. Sauf que moi, j’essaie de sauver la face. Techniquement, je suis au chômage. Nous sommes tous techniquement au chômage. Mon rôle est de cocher des cases. Et avec toutes les nouvelles directives que nous recevons, je finis par ne plus savoir lesquelles s’appliquent. Je vous demande de ne pas vous énervez.

- Mais je ne m’énerve pas.

- Si, si. Vous vous énervez.

- Non, pas du tout. Sauf que j’ai peur que le système renaisse sur nos corps et sur nos âmes. Que nous soyons les victimes invisibles d’un retour à la normalité. Que les voyous l’emportent.

- Qu’en pensez-vous ? Demain, nous raconterons comment le secteur bancaire a échappé à la faillite et nous célébrerons les gagnants. Ce sont les vainqueurs qui écrivent l’histoire.

- C’est dégoûtant, ça.

- Monsieur, on a beau essayer de changer les choses. On a tout essayé. C’est bien d’avoir des rêves. Mais la réalité finit toujours par nous rattraper. Et dans la réalité, votre épargne a été sacrifiée pour sauver le système. Dans la réalité, vous ne trouvez plus de travail. Dans la réalité, dépassé la cinquantaine, vous souffrez d’être mis au rebut. Vous êtes conscient que vous ne pouvez plus démarrer de zéro. Vous êtes conscient que vous avez perdu et que le moment est peut-être venu d’abandonner vos rêves et vos espoirs ? Et que vous vous accrochez à n’importe quoi pour survivre ? En êtes-vous conscient, Monsieur ?

- Où dois-je signer ?

- Ça ne vous dérange pas ?

- Quoi ?

- Que je demande à la direction centrale ?

- Pas du tout.

- Je lui demanderai alors et je reviendrai vers vous dans deux jours. »

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.

Un matin, il reçoit un appel téléphonique. « - Bonjour, c’est la banque... (il peut s’agir de n’importe quelle banque libanaise, presque toutes se valent). Veuillez vous présenter à l’agence dans deux jours pour renouveler votre compte bancaire. »À l’agence : un homme dans la salle d’attente. Appelons-le Antoine. Il a pris un numéro et il attend...

commentaires (2)

GOD, help

Irene Souki

14 h 54, le 29 juillet 2023

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Commentaires (2)

  • GOD, help

    Irene Souki

    14 h 54, le 29 juillet 2023

  • Ha ha ha quelle tristesse

    Eleni Caridopoulou

    18 h 58, le 26 juillet 2023

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