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Idées - Agriculture

Un nouvel imaginaire alimentaire pour le Liban

Un nouvel imaginaire alimentaire pour le Liban

Des clients sortant d’une boulangerie libanaise en 2022. Photo d’illustration/Archives AFP

Les prix exorbitants des denrées alimentaires sont devenus la norme au Liban dans le contexte d’hyperinflation que connaît le pays depuis plus de trois ans : en décembre 2022, 1,29 million de Libanais (un tiers de la population résidente) et 700 000 réfugiés syriens (près de la moitié du total) étaient confrontés à une grave insécurité alimentaire, les projections indiquant une hausse continue en 2023.

Bien que cette situation soit largement perçue comme le résultat de l’effondrement économique du pays, elle est en fait le produit de quatre problèmes structurels : l’insécurité alimentaire, une production alimentaire déficiente, un secteur agricole qui exploite la main-d’œuvre et un manque de durabilité environnementale. Cette quadruple faille résulte en grande partie de la nature du système économique du pays, qui a longtemps été caractérisé par un capitalisme commercial et monopolistique.

Insécurité et sous-production alimentaires

Le premier est celui de l’insécurité alimentaire, la dépréciation massive de la monnaie nationale, qui était restée stable pendant une vingtaine d’années, ayant coïncidé avec une inflation des prix des denrées qui a été la plus élevée au monde en 2023 tant en termes nominaux qu’en termes réels. Selon l’Administration centrale des statistiques (ACS), les prix des denrées alimentaires ont été multipliés par vingt entre décembre 2018 et octobre 2021. Plus précisément, les prix mensuels du blé et du poulet ont été multipliés par plus de vingt-sept entre décembre 2019 et décembre 2022, selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Cela a entraîné une baisse drastique du pouvoir d’achat des consommateurs, compromettant gravement leur accès à la nourriture, avec 85 % des Libanais qui n’ont pas les moyens d’acheter des produits alimentaires de base et plus d’un tiers des adultes qui sautent des repas. Certains ménages se tournent vers des produits moins chers et moins nutritifs, tandis que d’autres font des compromis sur les soins de santé et l’éducation pour pouvoir acheter de la nourriture. Bien que les pénuries connues pendant les deux premières années de la crise se soient considérablement atténuées depuis, les prix des produits de base demeurent très élevés en raison de l’augmentation des coûts d’importation et de la diminution des réserves de devises étrangères. La double explosion au port de Beyrouth en août 2020 (qui a rendu les silos à grains du port inutilisables), les perturbations de la chaîne d’approvisionnement résultant de la pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine ont encore aggravé cette insécurité.

Une autre dimension-clé de la crise du système alimentaire est le problème prolongé de la production, qui découle de la nature du capitalisme libanais. Malgré son grand potentiel en la matière, le pays a de faibles antécédents en matière de production alimentaire. Cela est dû en grande partie à un secteur agricole sous-développé, caractérisé par un contrôle monopolistique et une orientation vers les cultures de rente et l’exportation. D’où la dépendance structurelle du pays aux importations, la production agroalimentaire nationale ne répondant qu’à 20 % de la demande locale. Cette dépendance a augmenté la vulnérabilité du pays aux chocs internes, tels que la dévaluation de la monnaie et l’effondrement de l’économie, ainsi qu’aux chocs externes, tels que la guerre en Ukraine. La négligence du secteur agricole, associée à l’urbanisation croissante, a également entraîné la perte continue de terres cultivées – elles représentent moins d’un quart de la superficie totale du Liban –, ce qui a encore érodé la production agricole. En outre, les deux tiers des terres agricoles appartiennent aux 10 % des propriétaires fonciers les plus importants, parfois directement liés à des personnalités politiques. Cette emprise oligopolistique a créé des inégalités systémiques dans toutes les régions du Liban, les prix du marché étant au final fixés par les exportateurs ou les grossistes au détriment des agriculteurs. Globalement, ce système – associé à un sous-financement public (moins de 1 % du budget de l’État était alloué au ministère de l’Agriculture entre 1992 et 2006) – s’est traduit par une baisse constante du poids relatif du secteur dans la richesse nationale – de 4,9 % du PIB en 2007 à 1,4 % en 2021.

Failles sociales et environnementales

Un autre aspect de la crise alimentaire au Liban est celui de la main-d’œuvre. À la veille de la guerre civile, l’exode rural entamé des décennies auparavant s’était traduit par le déplacement d’environ 40 % de la population rurale, en grande partie vers Beyrouth. Cette première vague a été suivie d’un déplacement massif et plus concentré du Sud en raison de l’occupation israélienne. Ces déplacements ont contribué à une pénurie chronique de main-d’œuvre dans le secteur, partiellement compensée par l’emploi de migrants et de réfugiés – palestiniens puis syriens – employés de manière informelle. En outre, les travailleurs agricoles ne bénéficient pas de conditions de travail décentes et de protection sociale, et sont soumis à des pratiques discriminatoires en termes de rémunération : par exemple, avant la crise, les travailleurs agricoles syriens mâles gagnaient un salaire journalier ne dépassant pas 10 000 livres libanaises, environ 6 000 LL pour les Syriennes et entre 20 000 et 40 000 LL pour les Libanais. Cela a participé à un manque d’investissement dans l’innovation technologique, contribuant ainsi à une faible productivité et à une crise de durabilité.

La nature de la production libanaise a enfin des conséquences environnementales, en particulier en ce qui concerne les pratiques de production alimentaire non durables du pays. L’utilisation intensive de produits agrochimiques tels que les engrais synthétiques et les pesticides pour maximiser le rendement a entraîné une contamination des sols, ce qui diminue en outre la productivité agricole. Les questions environnementales se posent également en raison de la dépendance croissante à l’égard de la monoculture, qui épuise le sol de ses nutriments essentiels et contribue à une perte de biodiversité, augmentant ainsi la probabilité de mauvaises récoltes. L’agriculture à grande échelle a également provoqué la déforestation, ce qui a entraîné une perte supplémentaire de biodiversité, ainsi qu’une réduction de la fertilité des sols et de la disponibilité de l’eau. Enfin, selon une estimation, plus de la moitié des ressources en eau du pays sont polluées, ce qui peut entraîner une contamination bactérienne des plantes irriguées et des cultures fraîches.

Justice alimentaire

Dans le sillage de la crise actuelle, de nombreuses alternatives ont été proposées pour atteindre la sécurité alimentaire au Liban. Cependant, la plupart des solutions proposées sont techniques, sont dépourvues d’analyse sociale critique et ne fournissent aucune analyse de la production et de l’échange au niveau mondial. Par exemple, plusieurs recommandations politiques de la société civile et des secteurs public et privé se concentrent sur la promotion des cultures de rente (par exemple, les pommes de terre pour les vendre à l’Irak) ; la permaculture ; les coopératives agricoles ou l’octroi de subventions. Ces solutions à court terme sont loin de s’attaquer aux problèmes structurels qui ont engendré des inégalités à tous les niveaux, épuisé les réserves d’eau et malmené l’environnement. Et si plusieurs initiatives alimentaires louables, telles que Souk el-Tayeb et le commerce équitable, ont récemment vu le jour au Liban, elles n’ont pas encore formé un nouvel imaginaire alimentaire.

L’imaginaire alimentaire le plus souhaitable reposerait sur trois piliers et serait fondé sur le principe de la justice alimentaire. Ce dernier est défini au sens large comme le droit des populations locales à contrôler leur propre systèmes alimentaire – y compris les marchés, les ressources écologiques, les cultures alimentaires et les modes de production – et vise à établir un système équitable, inclusif et durable.

Le premier pilier consiste à atteindre la sécurité alimentaire en encourageant la production de denrées destinées à la consommation locale et en réduisant ainsi la dépendance à l’égard des fluctuations des marchés et des devises. Cela implique de revaloriser la production agricole à petite échelle et de réduire la dépendance à l’égard des formes de production intensives, tout en accordant une plus grande attention aux contextes social et environnemental.

La réforme du système de production alimentaire, deuxième pilier d’un nouvel imaginaire alimentaire, y est liée et ne peut être réalisée que par des changements structurels dans l’économie politique du Liban. Ces changements consistent à revaloriser le secteur agricole, à créer un meilleur équilibre entre les différents secteurs économiques et à mettre fin au monopole de la distribution et de la conservation des aliments. Il est également important de mettre fin aux caractéristiques d’exploitation de classe du système en promouvant plusieurs principes : formaliser le statut juridique des travailleurs agricoles ; étendre le système de protection aux agriculteurs pauvres et leur fournir une sécurité sociale ; fournir des salaires équitables et garantir des conditions de travail décentes aux travailleurs du système alimentaire ; permettre la syndicalisation des travailleurs ; traiter la main-d’œuvre migrante comme la main-d’œuvre locale ; et rester à la pointe de l’innovation technologique.

Enfin, pour protéger les droits des générations futures, il est impératif d’assurer la durabilité de l’environnement et de l’agriculture. Cela implique de réduire le gaspillage alimentaire, de soutenir l’agriculture locale et de promouvoir des pratiques de production alimentaire durables, telles que l’agriculture biologique et l’utilisation d’engrais organiques et de semences indigènes afin d’éviter la pollution de l’eau et de l’environnement. Les communautés locales devraient adopter des pratiques mettant l’accent sur les principes écologiques et les processus de production agricole, tout en plaçant l’action et la souveraineté politique de l’agriculteur au centre des préoccupations.

La création de l’État moderne du Liban a été en partie le résultat de la famine qui a frappé le Mont-Liban, où l’agriculture s’était tournée vers les cultures commerciales au détriment des produits agricoles consommés localement. Pourtant, dans le nouvel État libanais, les politiques de laisser-faire ont été choisies au détriment de la construction d’une économie plus durable et plus équitable. La crise alimentaire actuelle est l’occasion de créer un nouvel imaginaire politique pour le Liban, mais cela ne peut être réalisé qu’à la condition que l’État libanais agisse comme un pouvoir de redistribution, plutôt que comme une entité œuvrant à maintenir les structures de domination et de rentes.

Ce texte est la traduction synthétique d’un long article publié en anglais sur le site du Malcolm H. Kerr Carnegie MEC.

Par Mayssoun SUKARIEH

Professeure au King’s College (Londres)

Par Nur ARAFEH

Chercheuse au Malcolm H. Kerr Carnegie Middle East Center

Les prix exorbitants des denrées alimentaires sont devenus la norme au Liban dans le contexte d’hyperinflation que connaît le pays depuis plus de trois ans : en décembre 2022, 1,29 million de Libanais (un tiers de la population résidente) et 700 000 réfugiés syriens (près de la moitié du total) étaient confrontés à une grave insécurité alimentaire, les...

commentaires (2)

Un excellent programme; tout prêt á être mis en action. Yalla!!!

Irene Souki

15 h 39, le 29 juillet 2023

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Commentaires (2)

  • Un excellent programme; tout prêt á être mis en action. Yalla!!!

    Irene Souki

    15 h 39, le 29 juillet 2023

  • Une belle analyse. De belles solutions. Cependant, les responsables et décideurs sont aux abonnés absents…

    LE FRANCOPHONE

    09 h 53, le 15 juillet 2023

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