Depuis le début de la crise, le rôle du défaut de paiement libanais dans le déclenchement de cette dernière ne cesse d’être évoqué dans le débat public. Le sujet est particulièrement passionnel, ne serait-ce que parce que les détenteurs d’eurobonds – et en particulier ceux qui ont parié contre l’éventualité du défaut en achetant des titres (avec une décote) peu de temps avant le défaut – ont perdu de l’argent ; tandis que ceux qui ont fait le pari inverse – probablement en détenant des CDS (Credit Default Swaps) – en ont gagné. Si ce constat soulève d’autres questions annexes – comme celle liée à la présence d’éventuels conflits d’intérêts dans le processus de décision qui a précédé ce choix politique –, il ne répond pas aux points essentiels sur lesquels repose ce récit : le défaut de paiement pouvait-il réellement être évité ? Est-il à l’origine de l’effondrement du système bancaire ? Et que ce serait-il passé si le Liban n’avait pas fait défaut ?
Chronologie implacable
Un simple retour sur la chronologie des événements suffit à fournir une partie de la réponse. Dès les premiers jours de la contestation contre la classe et le système politique, les établissements ont fermé leurs portes (le 18 octobre 2019) pour faire face à ce qui allait devenir une véritable ruée bancaire (« bank run »). Pendant les deux semaines de cette fermeture, les transactions se sont généralement arrêtées, à l’exception, inévitablement, de certains transferts sortants potentiellement suspects. Et lorsque les restrictions informelles ont été mises en place dès la réouverture des banques, ces dernières étaient déjà en défaut de facto, se retrouvant dans l’impossibilité de répondre aux demandes de retrait de leurs déposants, ce qui est toujours le cas aujourd’hui.
L’effondrement du système bancaire s’est donc produit fin octobre 2019. À cette époque, les réserves liquides brutes immédiatement disponibles de la banque centrale (BDL) s’élevaient à environ 28 milliards de dollars. Après de nombreux débats, tergiversations et hésitations, le gouvernement Diab et la BDL, soutenus par des politiciens influents, ont décidé de faire défaut sur le paiement de 1,2 milliard de dollars de dette souveraine, exigibles le 9 mars 2020 – près de 6 mois après le début de la crise. Et à la fin de ce même mois, les réserves liquides brutes de la BDL étaient tombées à environ 22 milliards de dollars (soit une baisse de 6 milliards en 6 mois).
La chronologie est donc implacable : c’est bien la crise financière qui a conduit au défaut de paiement, et non l’inverse. Dès lors, s’il n’a pas « provoqué » la crise, le défaut l’a-t-il au moins « considérablement exacerbée », comme l’affirment désormais la plupart de ses opposants ?
Trois grandes options
Pour le comprendre il faut revenir aux trois grandes options (plus quelques variantes) qui se présentaient alors au gouvernement : respecter l’obligation de paiement à l’échéance ; négocier un moratoire, ou un règlement partiel assorti d’une suspension temporaire (aussi appelé « défaut ordonné » ) ; ou encore déclarer un défaut unilatéral (ou « défaut dur »). Chacune de ces options a des implications, et peut être plus ou moins appropriée selon les circonstances.
Si le montant des eurobonds dus à maturité est faible par rapport aux réserves disponibles, ou si le débiteur se trouve dans une situation financière confortable, le règlement à l’échéance est une évidence. Dans le cas contraire, et à moins que le débiteur ne s’attende à l’émission de nouveaux titres pour combler son déficit, il peut être contraint de manquer à ses obligations. Dans la plupart des cas, le débiteur optera alors pour un défaut « ordonné », dans lequel il paiera, par exemple, une petite partie de son dû – disons 50 % des intérêts – contre un moratoire – disons de six mois – lui permettant de négocier de nouvelles conditions de restructuration de sa dette avec les créanciers. Enfin, le défaut « dur », ne présente aucun avantage par rapport à cette option, si ce n’est qu’elle permet au débiteur de gagner du temps, mais au prix d’une accélération de l’effondrement et d’un durcissement de la confrontation avec les créanciers.
C’est cette dernière voie qui a été choisie au Liban. Cependant, compte tenu de notre situation, si ce défaut « dur » était incontestablement une mauvaise option, d’une part ce n’était pas la pire ; et, d’autre part, un défaut « ordonné » aurait sans doute eu le même effet au Liban, du fait de l’incapacité de l’État à prendre des décisions ou des mesures significatives à tous les niveaux.
Le remboursement des eurobonds arrivés à maturité était en effet la pire option sur la table de mon point de vue. Le Liban était noté B- (c’est-à-dire en catégorie « junk ») depuis 2017, et les investisseurs internationaux avaient perdu tout intérêt pour les obligations souveraines libanaises après mars 2017. En 2019, les agences de notation (Fitch) avaient encore abaissé la note du Liban, à CCC en août 2019, puis à CC en décembre 2019, soit à deux échelons (« subgrades ») à peine de la pire note possible – D pour « Default » – qu’il a finalement atteinte en mars 2020. Par conséquent, si quiconque s’imagine encore qu’il était alors possible de se réendetter pour financer le paiement de mars 2021, il se trompe lourdement : aucun investisseur n’aurait accepté d’investir dans un instrument noté CC, sauf peut-être en échange de rendements insoutenables pour l’État – du type de ceux offerts par les fameuses ingénieries financières de la BDL, et encore… Dès lors, puisqu’il était impossible de lever de la dette sur les marchés internationaux après mars 2017 – et avec d’autres échéances à venir totalisant 2,5 milliards de dollars pour la seule année 2020 –, pourquoi effectuer un (ou deux) paiement(s), puis faire défaut plus tard, avec des réserves qui s’épuisent entre-temps ? De toute évidence, il était donc préférable de faire défaut au plus tôt – même si ceux qui ont spéculé contre le défaut de paiement ne partagent sans doute pas cet avis.
On aurait certainement pu attendre du gouvernement qu’il tente de négocier un moratoire et une restructuration de la dette avec ses créanciers, mais cela était loin d’être facile dès lors que le gouvernement se trouvait confronté à 23 séries d’eurobonds, et donc 23 groupes de créanciers différents – a fortiori si leurs objectifs n’étaient pas alignés (en fonction de la maturité des titres détenus par exemple). Cela explique aussi en partie le choix de la solution de facilité que représentait dans ce contexte un défaut unilatéral.
Surtout, la nature inefficace et conflictuelle des autorités libanaises aurait fini par annuler de facto l’avantage comparatif du défaut « ordonné » sur le défaut « dur ». Et cela pour une raison simple : l’objectif principal de la première option aurait été de convenir d’un statu quo temporaire jusqu’à ce qu’une restructuration soit trouvée. Or, plus de trois ans après le défaut de paiement et 45 mois après le début de la crise, qu’avons-nous ? Pas de loi sur le contrôle des capitaux ou la restructuration des banques, pas de programme du FMI, aucune réforme, aucune amélioration de la gouvernance, des taux de change multiples et une banque centrale qui subventionne allègrement le secteur public. Et même les quelques mesures adoptées – soit les réformes a priori les plus simples comme le budget 2023 et la loi sur le secret bancaire – ont été bâclées.
Impact négligeable
Dès lors on voit mal comment un statu quo négocié de six mois aurait changé quelque chose à l’affaire… Si l’État avait par exemple choisi de payer les deux premières échéances, la situation aurait été la même qu’aujourd’hui, avec encore moins de réserves brutes disponible – ces dernières seraient même proches de zéro si nous avions continué à payer jusqu’à présent. Et en cas de défaut de paiement « ordonné » – soit la meilleure option sur le papier –, notre situation aurait encore été la même, voire légèrement pire, en raison des paiements d’intérêts partiels, sans parler du fait que nous aurions dû faire face à des créanciers mécontents de voir leurs attentes insatisfaites.
Étant donné que le Liban n’a pas réussi à attirer les investisseurs étrangers dans de nouvelles émissions d’eurobonds depuis mars 2017 – soit 2 ans avant le défaut –, il ne pouvait lever de nouvelles dettes ni disposer des fonds nécessaires pour payer les obligations arrivant à maturité. Et compte tenu de notre incapacité à entreprendre la moindre réforme, nous ne pouvions pas nous attendre à ce que le FMI et les bailleurs de fonds internationaux nous aident. Ni à l’époque ni aujourd’hui. Dans ce contexte, honorer sa créance ou faire défaut n’aurait pas changé grand-chose (hormis les quelques milliards de dollars économisés depuis 2020 « grâce » au défaut).
Bien sûr, les créanciers, qu’il s’agisse de détenteurs à long terme – comme les banques libanaises – ou d’investisseurs étrangers – qui sont supposés comprendre le risque d’investir dans des instruments « junk » – ont durement souffert. Mais, en réalité, les pertes essuyées à l’époque l’auraient été de toute façon aujourd’hui.
Et, s’agissant au moins des banques libanaises, les pertes sur les eurobonds, bien que substantielles par rapport à leur capital, ont été éclipsées par les pertes sur leurs placements et certificats de dépôt auprès de la BDL. C’est là que la majeure partie de l’argent a été gaspillée, qu’on le veuille ou non. Et cela aussi serait arrivé de toute façon, grâce à toutes les réserves que nous avons perdues dans des subventions qui ont principalement profité aux contrebandiers, à leurs protecteurs et à notre cher voisin du Nord…
Par Michel ACCAD
Directeur général de Bankmed
commentaires (16)
Il y a aussi bien de la part des défenseurs de la décision du défaut de paiement que de ses adversaires énormément de mauvaise foi. Les deux parties essaient de dépeindre le problème comme une simple question technique, que des experts en finance et en économie peuvent trancher. Or c'est une question qui est en réalité éminemment politique, et dont la portée et les conséquences ne peuvent absolument pas être séparées des politiques suivies et des mesures prises par la suite. Il était possible dans une large mesure d'éviter le désastre actuel en évitant le défaut de paiement, comme il était possible d'éviter le désastre sans éviter le défaut de paiement. Bien sûr, il n'y avait pas assez d'argent pour payer la dette, mais cette dette était à près de 90% une dette intérieure. Avec un minimum de sagesse, de patriotisme, et même d'intérêt égoïste mais éclairé, il aurait été possible de trouver un accord avec les banques de façon à ramener la majeure partie des dollars à la BDL, et d'éviter le défaut. Une telle démonstration de maturité aurait encouragé les pays étrangers voulant nous venir à l'aide (notamment la France.) Pas sans réforme, mais il est plus facile de prêter à un pays qui n'a pas encore de défaut de paiement. Il était aussi possible de permettre le défaut de paiement, et de faire les réformes adéquates; et cela n'a également pas été fait. Finalement, ce qui a été fatal, c'est la conduite des autorités après la décision, et pas la décision elle-même.
Nagi Nahas
00 h 56, le 10 juillet 2023