Portraits Portrait

Pour Nuccio Ordine

Grand spécialiste de la Renaissance, notamment de Giordano Bruno, Tommaso Campanella et Bernardino Telesio, Nuccio Ordine est le continuateur d’une tradition inaugurée par de grands philosophes et maîtres à penser. Il vient de nous quitter le 10 juin 2023.

Pour Nuccio Ordine

D.R.

Cet érudit italien, né le 18 juillet 1958 à Diamante dans la Calabre, région méridionale de la péninsule italienne, a découvert très tôt la beauté des textes classiques. Après avoir soutenu son mémoire intitulé Asinus ad litteras. La littérature de l’âne au XVIe siècle, Nuccio Ordine obtient le titre de docteur en Sciences littéraires : Rhétorique et techniques d’interprétation. Ses diplômes en poche, il fait à Paris la connaissance d’Alain-Philippe Segonds, directeur de la prestigieuse maison d’édition « Les Belles Lettres », avec lequel il met au point le projet d’une édition critique des textes du philosophe napolitain Giordano Bruno, brûlé vif à Rome en 1600. Le succès est au rendez-vous et les essais qu’il a consacrés au dominicain accusé d’hérésie seront traduits en neuf langues, sans toutefois le distraire de sa fréquentation assidue des auteurs classiques, devenu le passeur par excellence de leurs idées à ses étudiants et au public le plus large comme en témoigne le triomphe international de ses livres et articles.

À l’instar de George Steiner, auquel il a dédié un essai élégant intitulé George Steiner, l’hôte importun. Entretien posthume et autres conversations, Nuccio Ordine est convaincu que les grands textes livrent toujours un enseignement primordial capable de rendre l’humanité plus humaine. Brillant professeur de littérature italienne à l’université de Calabre, membre du Centre d’Études de la Renaissance de l’Université d’Harvard et de la Fondation Alexander von Humboldt, co-directeur de la Bibliothèque italienne aux Belles Lettres, avec son complice et traducteur Yves Hersant, Nuccio Ordine a sillonné le monde pour partager son amour pour la philosophie et la littérature classique. Des générations d’étudiants lui sont redevables. Il donnait des cours et des conférences, rédigeait des articles de presse et intervenait dans des colloques nationaux et internationaux. Toutes ces contributions exigeaient une somme d’efforts et un travail acharné qu’il donnait sans compter. C’est qu’il faisait partie d’une élite qui s’est toujours démarquée de cet éternel peuple de l’abîme, voué aux puissances déchaînées du profit matériel, et s’est distingué par son amour pour les disciplines humanistes, ainsi que sa profonde connaissance de la Renaissance italienne. Dans toutes ses prestations, Nuccio Ordine impressionnait.

Large sourire et poignée de main franche, il a été l’invité de prestigieuses universités du monde aux États-Unis, en Amérique latine, ainsi qu’en Europe, sans toutefois oublier le Liban où il est venu au Salon du livre francophone et à l’Université de Balamand, accompagné de son éditrice, traductrice et amie Rasha al-Ameer, lors de la parution de la très belle traduction arabe de son manifeste L’Utilité de l’inutile aux éditions Dar Al-Jadid, (traduction réalisée par les soins de feu Lokman Slim et Rasha al-Ameer), dans lequel il s’est élevé contre l’idée de l’utilité dominante et de la recherche systématique du profit qui, pour des intérêts purement économiques, est en train de tuer progressivement les langues classiques, l’instruction, la libre recherche, la fantaisie, l’art, la littérature, la philosophie, la pensée critique, et les conditions mêmes de la civilisation qui devraient, selon ses propres termes, « être l’horizon de toute activité humaine ».

Grand spécialiste de la Renaissance, notamment de Giordano Bruno, Tommaso Campanella et Bernardino Telesio, Nuccio Ordine est le continuateur d’une tradition inaugurée par de grands philosophes et maîtres à penser. Il prônait l’unité des savoirs comme source d’une vraie civilisation. Ses publications sur la Renaissance sont devenues des références et ont été traduites dans une quarantaine de langues. Elles pouvaient se lire comme un voyage et une méditation à travers l’art, la littérature, la science et l’histoire de la philosophie, dans lesquelles il défendait toutes les valeurs qui contribuent à l’épanouissement de l’homme.

Lauréat du prix Princesse des Asturies pour la communication et les sciences humaines, qu’il aurait dû recevoir des mains du roi d’Espagne à Oviedo dans le cadre d’une cérémonie académique solennelle en octobre 2023, Nuccio Ordine laisse derrière lui une œuvre foisonnante, marquée par un regard résolument moderne qui a su toucher un vaste public.

Je voulais par ce témoignage rappeler la valeur de l’homme et dire mon profond chagrin pour la perte de cette figure de référence dans le monde des disciplines humanistes, qui aimait passionnément toutes les formes du savoir, scientifique comme littéraire, et recherchait la beauté dans toute chose et dans toute rencontre. Se gardant de ce que Spinoza appelait la connaissance par « ouï-dire », il aimait les livres classiques pour ce qu’ils étaient, des pavés de paix et des respirations lentes.

Esprit très fin au verbe net et à la pensée claire, Nuccio Ordine, docteur honoris causa de l’UCLouvain et membre honoraire de nombreuses universités et instituts culturels, était un maître pour ses étudiants et amis. Sa curiosité intellectuelle ne s’est jamais démentie. À travers les réflexions de grands philosophes et écrivains comme Platon, Aristote, Pic de la Mirandole, Montaigne, Bruno, Ovide, Dante, Pétrarque, Boccace, L’Arioste, Cervantès, Lessing, Dickens, Ionesco, Calvino, Donne et tant d’autres, il interrogeait les savoirs, dont la valeur essentielle est complètement détachée de toute finalité utilitaire. On se souviendra de L’Utilité de l’inutile, Une année avec les classiques, Les Hommes ne sont pas des îles et de tant d’autres livres rédigés par cet essayiste qui incarnait à la perfection un idéal flamboyant d’humanisme moderne.

Terrassé dans la force de l’âge par un accident cérébral vasculaire qui a eu finalement raison de sa chair faible opérée à la hanche le 23 mai, Nuccio Ordine est allé au-devant de sa propre mort. Durant ses 64 ans, il a été une merveilleuse fête de l’esprit, de l’intelligence et du cœur, dans un monde marqué par l’égoïsme matérialiste et les désastres politiques et idéologiques.

Maître penseur et acteur majeur de notre temps, j’éprouvais à son égard une profonde admiration tant pour son œuvre que pour sa personnalité. Lui rendre hommage c’est aussi rendre hommage à l’Italie, aux Lettres classiques, à l’humanisme et à la transmission généreuse du savoir. Ciao cher ami !



Cet érudit italien, né le 18 juillet 1958 à Diamante dans la Calabre, région méridionale de la péninsule italienne, a découvert très tôt la beauté des textes classiques. Après avoir soutenu son mémoire intitulé Asinus ad litteras. La littérature de l’âne au XVIe siècle, Nuccio Ordine obtient le titre de docteur en Sciences littéraires : Rhétorique et techniques...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut