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Nawaf Salam, un prince arabe moderne


Nawaf Salam, un prince arabe moderne

D.R.

À première vue, vous vous trouvez devant un prince arabe. Des yeux profonds très noirs en passant par les moustaches soignées et jusqu’aux traits orientaux du visage, il aurait pu, à la Saoud al-Fayçal, revêtu du « bisht », manteau d’apparat traditionnel dont se drapent les dignitaires arabes, régner avec élégance et noblesse sur la diplomatie de son mirifique royaume. D’autant que le regard vous frappe. Mobile, perspicace, mais aussi particulièrement ardent, de ceux capables de sonder et de jauger rapidement mais sûrement. Probablement, sans appel.

L’Orient n’étant, comme on le sait, qu’un rêve de l’Occident, il vous faut regarder plus loin pour déceler, à travers le type oriental classique, un juriste pétri de modernité, de rigueur et de normes humanistes. Un pragmatique aussi, peu porté sur les états d’âme, les illusions et les rêves fous, donnant l’impression à un observateur attentif d’être – au physique comme au moral – solidement campé sur ses jambes. Il n’est qu’à consulter ses titres les plus emblématiques de « Mythes et politiques au Liban » au « Le Liban d’hier à demain » pour se convaincre que ce jeune idéaliste a su, le temps venu, se muer en un passeur habile des rêves aux réalités. Vous pourriez même, de manière tout à fait inattendue, découvrir chez le personnage, une fois qu’il se sera senti en confiance, un côté malicieux, espiègle, voire juvénile très attachant, venant fendre agréablement l’armure rigide du magistrat inflexible.

L’homme est, en effet, le produit harmonieux de confluents culturels aussi riches que diversifiés. Descendant d’une lignée illustre de politiciens sunnites traditionnels de Beyrouth, il fut aussi paradoxalement, comme beaucoup de ceux de sa génération, un défenseur des valeurs généreuses de justice sociale de la gauche et de la cause palestinienne. Ce côté rebelle contre le pouvoir établi l’a même, pendant un certain temps, fait dénommer « Daniel Ortega », du nom du membre du Front sandiniste de libération nationale ayant renversé la dynastie des Somoza au Nicaragua, au vu de sa ressemblance physique frappante avec ce leader bouillonnant de la guérilla !

Il est aussi, par ailleurs, l’un des intellectuels libanais les plus aptes à s’exprimer et à rédiger avec autant d’aisance en arabe qu’en français et en anglais, ayant poursuivi des études prestigieuses tant à Sciences Po Paris et à la Sorbonne qu’à la Harvard Law School, et publié de nombreux ouvrages en plusieurs langues. Sa formation académique solide à la fois en sciences politiques, en histoire et en droit lui aura ainsi permis de disposer d’une approche élargie des questions internationales, englobant aussi bien la vision politique des pays arabes que celle de l’Europe et des États-Unis.

Rompu aux arcanes de la diplomatie et fin stratège, ce travailleur acharné a réussi une gageure rare : celle de réaliser une carrière personnelle internationale prestigieuse, sans pour autant céder sur ses valeurs et ses convictions, notamment celles relatives à la déconfessionnalisation et à la modernisation de l’État libanais, à la lutte contre la corruption, à la promotion de la société civile et à la justice sociale. Cette synthèse remarquable entre le donné et le construit, fondée sur la conception de Gambetta de la politique comme art du possible, explique que des forces politiques libanaises très diverses, voire antagonistes, tant celles traditionnelles que celles dites du changement, aient pu, à un moment crucial de l’histoire du pays, s’entendre pour proposer son nom en tant que Premier ministre.

Par ailleurs, même si ce diplomate amène et bienveillant, doté d’un solide sens de la dérision et de l’humour, se garde, en temps normal, de tout excès, radicalisme ou extrémisme de quelque ordre que ce soit, il n’hésite pas à piquer ce qu’on peut qualifier de « sainte colère » lorsque ses « fondamentaux » sont en jeu. On comprend alors qu’on ne se trouve ni devant un tiède, ni devant un valet du pouvoir, ni même devant l’un de ces adeptes, si nombreux en diplomatie, de la langue de bois.

À la fois chercheur, auteur, enseignant à l’Université américaine de Beyrouth, à la Sorbonne et à Harvard, ambassadeur et représentant permanent du Liban auprès des Nations unies et du Conseil de sécurité qu’il a aussi présidé, juge puis président de la Cour internationale de Justice, l’homme, en dépit de ses fonctions prestigieuses, n’a, au fil des années, rien perdu de sa simplicité, de son sens de l’amitié et de son grand cœur qu’il prend grand soin de dissimuler sous des dehors bourrus. Et chose plus rare encore, il n’a jamais cessé d’écrire et de publier, d’être, en somme, un intellectuel respectueux des écrivains et valorisant leurs œuvres, ni cédé à la tentation commune à ceux d’entre eux « arrivés » au pouvoir : celle de mépriser le monde de l’esprit.

Tout comme Ghassan Tuéni, son grand ami et son mentor – la dimension tragique sophocléenne en moins –, Nawaf Salam est un intellectuel n’ayant pas seulement, comme tant d’autres, décrit ou rêvé le monde du pouvoir et des grandes puissances dominant le monde, mais l’ayant aussi pratiqué dans ses bassesses et ses gloires, ses intérêts et ses idéaux, en éprouvant à la fois la grandeur et la misère.

Avec un peu de chance – même les pays les plus maudits finissant par en avoir –, le Liban pourrait bien, un beau jour, bénéficier de la lumière de son optimisme légendaire (son pari de Pascal quotidien, comme il le dit) ainsi que de son volontarisme ferme et éclairé.

Cette nouvelle rubrique intitulée tout simplement « Portrait », répond à un vieux rêve : celui déjà esquissé, en filigrane, dans les « Clins d’œil », de débusquer, derrière les divers tableaux tragi-comiques de notre vie, les personnes qui ont marqué celle-ci de leur empreinte.

Nos critères de choix seront discrétionnaires, voire subjectifs, répondant davantage à des coups de cœur pour des personnes ayant réussi à devenir de véritables personnages. Hommes ou femmes, libanais ou étrangers, illustres ou moins connus, ils n’auront en commun que le mérite d’avoir apporté à notre paysage culturel, artistique ou intellectuel quelque chose d’unique : eux-mêmes.

À première vue, vous vous trouvez devant un prince arabe. Des yeux profonds très noirs en passant par les moustaches soignées et jusqu’aux traits orientaux du visage, il aurait pu, à la Saoud al-Fayçal, revêtu du « bisht », manteau d’apparat traditionnel dont se drapent les dignitaires arabes, régner avec élégance et noblesse sur la diplomatie de son mirifique royaume....

commentaires (4)

Un article-document délicieusement et délicatement écrit... merci

Wlek Sanferlou

03 h 45, le 24 mars 2024

Tous les commentaires

Commentaires (4)

  • Un article-document délicieusement et délicatement écrit... merci

    Wlek Sanferlou

    03 h 45, le 24 mars 2024

  • Superbe. Bravo Nada!

    May Parent du Chatelet

    19 h 43, le 11 mars 2024

  • Plus la personne ait des valeurs et des qualités, et plus elle est combattue dans notre éternel Liban. Nous ne méritons plus, dirait-on, des gouverneurs qui pourraient sauver notre patrie. Ca fait peur, on dirait.

    HALIMI Mohamad

    10 h 32, le 10 mars 2024

  • Le portrait est beau. Il se pourrait même qu'il soit exact. Malheureusement, les princes arabes (sauf quand ils sont d'Arabie) ne peuvent vraiment s'affirmer que quand ils ont en plus de leur charisme un grand soutien populaire. Les clients. La clientèle romaine qui accompagnait les sénateurs de Rome au forum, en prouvant leurs parentés, leurs alliances et leur puissance. Reste à faire d'un prince arabe (ou phénicien) un homme aussi suivi qu'un sénateur romain (ou américain).

    CODANI Didier

    13 h 40, le 07 mars 2024

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