Fouad el-Etr est surtout connu à travers La Délirante, maison d’édition tout entière vouée à la poésie, qu’il a fondée et dirigée. Elle s’est fait connaître par une revue, parue de 1967 à 2000 et depuis 1973, par une collection de textes rares, poèmes ou proses, écrits ou traduits par des poètes. El-Etr y a publié des dizaines des écrivains majeurs, leur associant des peintres tels que Bacon, Balthus, Botero ou Segui, qui les suivent dans leurs cheminements. D’importantes expositions ont été consacrées à La Délirante, dont l’une en 1982 par le centre Pompidou, la seconde en 1999 par la médiathèque du Lamentin en Guadeloupe et la troisième par la Bibliothèque historique de la ville de Paris en 2000. Sollicité par la cinéaste Jane Campion, El-Etr a traduit les poèmes de Keats pour son film Bright Star consacré au poète. En outre, il a lui-même écrit et publié plusieurs recueils. En mémoire d’une saison de pluie qui vient de paraître chez Gallimard est son premier roman.
Dans sa vie la poésie a pris toute la place. Elle est sa passion délirante, sa (dé)raison d’être, la colonne vertébrale de son existence, sa langue-même. « On m’interroge souvent sur ma langue maternelle, dit-il. J’ai grandi à Alexandrie dans un foyer où je parlais l’arabe, le français et l’anglais ; ma grand-mère parlait sept langues et dans cette ville si cosmopolite, le multilinguisme était la règle et non l’exception. Pourtant je n’ai qu’une seule langue maternelle, la poésie. » Sa poésie s’est nourrie à de multiples sources ; il mentionne Oum Kalthoum et ses extraordinaires monologues amoureux, Imrou’l Qays et ses muʽallaqat exemplaires, ou les haïkus japonais « pour la retenue ». Il se dit « très sensible à l’unité de la poésie » et il traduisit Yeats, Keats et Shelley, Dante, Bashô et Buson, et d’autres encore. Il compte Gracq, Cioran et Paz au nombre de ses amis, mais Schéhadé occupe dans son cœur une place à part. Il fut le compagnon, le lecteur privilégié, celui avec qui il partageait aussi l’attachement à l’Orient et au Liban des origines.
Ce Liban qui marqua son imaginaire de façon indélébile, il n’est pas fréquent qu’il soit explicitement présent dans son écriture. On citera donc avec une émotion certaine « Les ruines de Tyr », poème extrait du recueil intitulé Irascible silence. « Dans cette vaste nécropole aux pierres/ cousues d’herbe mauvaise et de lierre/ comme un vieux rêve de cyprès s’élève/ une forêt dans l’air bleu des colonnes/ brisées ». Chez lui, nulle frontière entre la vie et l’œuvre. Son épouse est l’inspiratrice de « Là où finit ton corps » et il y écrit : « Si elle pense je l’entends/ Si elle bouge mon cœur bat/ Si elle rêve j’apparais/ Si je bois elle s’enivre/ Quand elle est là j’ai soif/ Et faim et je suis ivre ». Il éleva sa fille Eurydice en poésie. Il n’est donc pas étonnant qu’elle ait composé son premier recueil à l’âge de cinq ans, intitulé Je tousse de la lumière. Et qu’elle ait eu Cioran pour parrain, avec qui elle noua très tôt un dialogue fertile.
Une lettre de Schéhadé joua un rôle important dans son dernier livre, En mémoire d’une saison de pluie, premier roman qui vient de paraître. Dans cette lettre datée du 6 avril 1963, Schéhadé lui demande s’il autorise L’Orient littéraire à publier l’un des textes qu’El-Etr lui a envoyés. « Salah Stétié à qui j’ai communiqué (mon admiration) et vos textes a été emballé », écrit Schéhadé. Ce texte écrit à vingt ans est ainsi la première pierre de l’édifice qu’il mit plus de cinquante ans à composer et à parfaire, le laissant sommeiller tantôt, y travaillant par à-coups, l’abandonnant à nouveau. Lorsque survint le drame, « la tragédie plutôt », corrige t-il, celle du suicide de l’ami, le philosophe Nikos Poulantzas, qui se jeta du haut de la tour Montparnasse le 3 octobre 1979, le livre commencé n’est encore qu’une ébauche. Des années plus tard, le décès de sa femme, Annie Leclerc, lui donnera le désir de s’y remettre. « J’ai repris le texte après son enterrement », raconte-t-il ; jusqu’à ce qu’un dernier événement ne vienne encore interférer dans le cours de l’écriture, révélé à la toute fin du roman.
Le roman prend appui sur le motif initiatique de l’escapade de trois jeunes gens dans une vieille demeure, surnommée « Bois Clair » et située au fond d’une forêt, au cours d’un automne pluvieux. L’amour et l’amitié s’invitent tour à tour dans ce trio sensuel, au cœur d’une nature avec laquelle ils font corps. Le récit ploie sous la charge d’émotions multiples, violentes et douces, qui occupent plus que les faits eux-mêmes le devant de la scène. Il faut se laisser porter par elles, par la langue, par la musicalité de la construction, qui emprunte à L’Offrande musicale de Bach sa structure à trois voix et son usage du contrepoint. Cette forme nommée « ricercare », typique de la Renaissance et du haut baroque, enchaîne les épisodes différents sans lien nécessaire entre eux et permet les changements de focale. Et si les personnes réelles qui ont inspiré ce roman et dont il fait entendre les voix ne sont jamais nommées, l’auteur dresse néanmoins un magnifique portrait de Poulantzas. Il évoque sa peur panique de la mort et la boutade par laquelle il espérait s’en protéger : « plutôt crever que mourir, mon ami ». « Il avait en toute chose un goût immodéré pour la vitesse, courant les filles au pas de charge, les idées et les livres, doublant tout le monde sur son passage, dans ses joutes verbales de bonne foi ou mauvaise, ses ennemis et ses amis, ses maîtres, ses rivaux, attrapant tout au vol, à demi-mot, sans paroles, plus vite que le temps rapide, rapide comme l’humour, à se dépasser soi-même, ou à se railler dans l’éclair d’un éclat de rire. » Quant au récit qu’El-Etr fait de la chute de l’ami, il est magistral, décrivant la succession rapide des sentiments qui le traversent dans sa descente vers la mort, depuis le 27e étage où il voudrait « n’avoir pas sauté », jusqu’au rez-de-chaussée où « il atteint son but et le trottoir pour oreiller ». Comme dans les grandes tragédies antiques, le rire et les pleurs ont ici partie liée. Du « montage » que l’auteur fait des événements vécus ou rêvés, il écrit : « À chaque image de moi, je reconnais parfois ma vie, qui me fait honte ou que j’envie (…). J’écoute avec mes yeux, cette femme aux lèvres belles qui me parle en dormant, sans savoir si c’est elle qui rêve dans mon rêve, ou moi qui rêve dans le sien. » On comprend donc pourquoi El-Etr affirme que le sujet principal de son roman, c’est la langue. Il sait gré à Antoine Gallimard d’avoir eu « le culot de le publier ». Parce que bien que nommé « roman » sur la couverture, il n’en reste pas moins un texte méditatif et inclassable, qui ne s’offre pas facilement au lecteur et qu’il faut mériter.
En mémoire d’une saison de pluie de Fouad el-Etr, Gallimard, 2021, 304 p.