Portraits

André Miquel, grand passeur courtois de la littérature arabe

André Miquel, grand passeur courtois de la littérature arabe

© Amel Aït-Hamouda

André Miquel nous a quittés le 27 décembre dernier. Petit-fils d’ouvrier agricole et enfant d’un couple d’instituteurs, il est né à Mèze dans le Héraut, le 26 septembre 1929. Il a toujours profondément aimé son Languedoc dont il goûtait diverses lumières. Il a connu les derniers moments d’une civilisation villageoise héritée du XIXe siècle qui sera emportée par une mécanisation à outrance dans la seconde moitié du XXe siècle.

Produit de l’élitisme républicain, au Lycée, il est parmi les lauréats du concours général à qui on offre un périple méditerranéen de la Corse au Maghreb. Il poursuit en classe préparatoire littéraire à Montpellier et intègre l’École Normale Supérieure de 1950 à 1953. Voulant faire de la littérature comparée, il apprend le persan puis l’arabe.

Il se lance dans la carrière de la diplomatie culturelle jusqu’à son arrestation avec deux autres diplomates en Égypte en 1962, accusés d’avoir voulu assassiner Nasser et renverser son régime. Durant sa captivité, il a été soumis à de nombreux sévices.

Cette affaire a changé sa vie : « Quand je suis sorti des prisons du Caire, j’ai voulu changer et aller de l’avant, en me mettant à la langue allemande. Puis je me suis ravisé et j’ai décidé de montrer aux Arabes qu’ils avaient eu tort de me faire du mal. Après la prison cependant, je me suis intéressé à nouveau à l’époque classique parce que je me suis dit que je ne pourrais plus, après ce qui m’était arrivé, travailler sur le contemporain. »

En même temps, l’épreuve suivie de celle de la perte d’un fils victime d’une maladie incurable a approfondi sa foi catholique.

Il entre dans la voie universitaire en tant qu’arabisant d’abord à Aix-en-Provence puis à la VIe section de l’École Pratique des Hautes Études. De 1968 à 1970, il est maître de conférences à Paris VIII, et de 1970 à 1976 professeur des Universités à Paris III. Cette dernière année, il est élu au Collège de France.

André Miquel s’était épris de passion pour la littérature arabe classique et pour Bagdad. Il a toujours eu une approche essentiellement littéraire et culturelle du monde arabe. Il s’est largement refusé à étudier le monde contemporain et a eu recours au jeune chercheur que j’étais pour rédiger les derniers chapitres de son livre L’Islam et sa civilisation dont une nouvelle édition est prévue pour 2023.

Deux immenses continents définissent son œuvre d’arabisant :

-1973-1988 : La Géographie humaine du monde musulman jusqu’au milieu du XIe siècle, tome 1 : Géographie et géographie humaine dans la littérature arabe des origines à 1050, 1973 ; tome 2 : Géographie arabe et représentation du monde : la terre et l’étranger, 1975 ; tome 3 : Le Milieu naturel, 1980 ; tome 4 : Les Travaux et les Jours, 1988.

Il nous a offert une sorte de restitution d’une littérature à tendance encyclopédique des premiers siècles de l’histoire arabe : « Ainsi voit-on que le propos est ici, non pas l’étude du monde tel qu’il fut dans la réalité, mais celle du monde perçu, approuvé, corrigé, remodelé, rêvé même par les consciences. » 

Au-delà de cette période, il s’est intéressé à l’encyclopédisme tardif d’une civilisation qui se sait mortelle avec les invasions mongoles.

-L’autre continent est celui des Mille et Une Nuits. Après des études de conte, il a fait la magnifique traduction de référence avec Jamal ed-Din Ben Cheikh dans la Pléiade, avec une édition partielle en poche.

On pourrait aussi parler de son amour pour la poésie arabe. Il a justement rétabli la part de poésie des Mille et Une Nuits. Dans sa rédaction de la mille et deuxième nuit, il fait dire à Shahrâyâr :

« Très aimée Shahrâzâd, dit-il, je ne serai vraiment comblé que lorsque tu m’auras révélé un mystère : d’où as-tu appris ce que j’ai entendu de toi, durant toutes ces nuits ? Éclaire-moi, je t’en prie, ô toi qui sais comment on doit savoir.

- Très honoré roi, répondit Shahrâzâd, la première chose à savoir, justement, est que l’on ne sait rien par soi seul : les poètes eux-mêmes, qui prétendent, pour les plus fous d’entre eux, être dépositaires d’une parcelle de ce pouvoir créateur qui, en vérité, n’appartient qu’à Dieu seul, les poètes, dis-je, ne savent rien faire qu’avec des mots reçus d’autres qu’eux-mêmes. Là, serait une première définition du savoir : il est héritage, et je n’ai rien fait d’autre pour mon compte, ô roi, que t’entretenir de ce que j’avais appris. »

Et Shahrâzâd d’ajouter, avec un brin de satisfaction : « En y apportant, il est vrai, de ci de là, ma petite touche personnelle. » Puis, sur un ton plus sérieux : « Sinon, à quoi serviraient les bibliothèques ? Elles gardent mémoire de tout ce qui se pense, mieux encore : de tout ce qui se dit, pour peu qu’on l’enregistre, car il n’est de salut que dans l’écrit. Tu l’as toi-même entendu, ô roi : tel ou tel de tes pareils, à l’occasion de telle ou telle histoire, la trouvait si belle et édifiante qu’il ordonnait de la consigner dans les archives officielles. »

Il a traduit de nombreux poèmes arabes. Jusqu’à ses derniers jours, il en composait et les traduisait en français.

Il a été aussi un grand serviteur de l’Université française en tant qu’administrateur de la Bibliothèque nationale de France de 1984 à 1987 et du Collège de France de 1991 à 1997. On lui doit la profonde rénovation de l’institution.

André Miquel était un homme du partage mais avec une exigence de réciprocité. Le monde arabe contemporain lui semblait un retour au XVe siècle : « Ce à quoi nous assistons aujourd’hui me semble provoqué par la même peur, qui engendre un repli. C’est dans ce genre de moments historiques qu’une société s’illusionne sur le retour aux origines, qu’on fige des identités. Un peu comme si nous décidions en France de revenir à Saint-Louis ou à Louis XIV. »

Il incarnait ce que l’on appelle en arabe l’adab dans son sens non religieux : la culture dans un sens très large, l’acquisition d’une éducation littéraire, le sens de la langue, du mot approprié mais aussi la politesse, la courtoisie et les bonnes manières dans les relations avec autrui.

C’était tout son portrait.

André Miquel nous a quittés le 27 décembre dernier. Petit-fils d’ouvrier agricole et enfant d’un couple d’instituteurs, il est né à Mèze dans le Héraut, le 26 septembre 1929. Il a toujours profondément aimé son Languedoc dont il goûtait diverses lumières. Il a connu les derniers moments d’une civilisation villageoise héritée du XIXe siècle qui sera emportée par une...

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