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Elias Khoury, le Sartre des causes arabes

Elias Khoury, le Sartre des causes arabes

D.R.

Il y a d’abord ce nom, Elias Khoury, le plus banal possible pour un Libanais, un Jean Dupont local. Il y a aussi ce physique qui n’a rien de remarquable, un Monsieur-Tout-le-monde ni grand ni petit, ni gros ni maigre, ni élégant ni négligé. Une sorte de George Smiley, cet espion antihéros rondouillard et binoclard de John le Carré, habillé, à ses dires, « comme un bookmaker » de vêtements si approximatifs qu’il pourrait, « comme une taupe », passer tout à fait inaperçu dans la rue.

Mais, mais… Derrière cet aspect extérieur plutôt commun et au-delà du premier coup d’œil pas forcément accrocheur, se profile, en réalité, un être singulier : à la fois limpide et complexe, avec ses contradictions et ses coups de génie littéraires, son côté un peu touche-à-tout brouillon et ses intuitions fulgurantes, ses romans foisonnants et ses écrits politiques grinçants, ses engagements controversés et sa fidélité indéfectible aux causes de sa jeunesse, à un âge où l’on est normalement revenu de tout…

Un parcours rien moins que banal, en effet, que celui de ce jeune homme, né à Achrafieh ( !) dans une famille chrétienne grecque-orthodoxe de la classe moyenne, parti un jour – c’était alors dans l’air du temps – visiter un camp de réfugiés palestiniens en Jordanie, qui décide illico de s’engager dans le Fatah, le bras armé de l’OLP ! Il ne quittera la Jordanie que pour prendre part, aux côtés du Mouvement National, à la guerre libanaise au cours de laquelle il est sérieusement blessé, perdant même temporairement la vue.

Il restera toute sa vie fidèle à ses amis palestiniens, notamment Mahmoud Darwich et Edward Saïd, ainsi qu’à la cause palestinienne et œuvrera dans diverses de ses institutions, notamment au sein de l’Institut des études palestiniennes et comme rédacteur en chef de la Revue d’études palestiniennes, sans que l’on puisse déterminer avec certitude s’il a pu, à un moment donné, faire une lecture critique du rôle joué par la présence armée palestinienne dans la guerre du Liban et de ses effets sur le tissu social du pays.

Il faut cependant reconnaître, à travers un épisode insolite, l’intégrité morale, intellectuelle et politique du personnage : en mars 2001, il signe, aux côtés de treize autres intellectuels, une pétition contre la tenue d’une conférence à Beyrouth niant l’existence de l’Holocauste, ce qui donnera lieu à un article de l’ambassadeur d’Israël en France dans le journal Le Monde louant cette prise de position courageuse. Khoury, nullement impressionné par ces louanges, répliquera vertement au représentant d’Israël en pointant du doigt l’occupation et la répression de l’Intifada d’Al-Aqsa en cours !

À ceux, nombreux, qui condamnent son attachement à une cause arabe dont le Liban a lourdement payé le prix, il faut rappeler que cet homme courageux et authentique n’en est pas moins, aux côtés de Samir Kassir et de l’équipe du journal An-Nahar, un souverainiste libanais convaincu et, à ce titre, l’une des plumes les plus lues du mouvement du 14 mars. Plus largement, dans le cadre du supplément culturel du même journal, le remarquable Al-Mulhak qu’il a dirigé, Elias Khoury a mené un combat pour les libertés et la démocratie dans la région et une lutte acharnée contre les régimes d’oppression, ouvrant sa tribune notamment à tous les opposants syriens, leur offrant ainsi un espace de liberté unique dans le monde arabe.

Si l’on est tenté de le confiner dans ce rôle de trublion des causes arabes, il faudrait, pour lui rendre justice, mentionner ce que l’on sait beaucoup moins, c’est le fait qu’il se soit investi dans tous les champs possibles de la culture : il est notamment le scénariste de l’un des meilleurs films du cinéaste Maroun Baghdadi, prix du jury du Festival de Cannes 1991, Hors la vie et un amoureux des planches ayant écrit trois pièces – dont l’une, réalisée par Roger Assaf, a été présentée au Théâtre du Rond-Point à Paris – et œuvré, durant les années d’après-guerre, comme directeur artistique du Théâtre de Beyrouth. Nommé en 2022 docteur honoris causa de l’Université américaine de Beyrouth, il adressera, au cours de son discours inaugural en octobre 2023, un véritable chant d’amour pour notre capitale : « On tente de détruire son âme, mais elle demeurera, Beyrouth étant bâtie d’or et de la fatigue de l’Andalousie et du Sham. »

De l’intellectuel engagé, de l’homme de gauche typique des années 60 et 70, du polémiste révolutionnaire et de l’un des fondateurs, aux côtés de Samir Kassir, du Mouvement de la gauche démocratique, capable de haranguer les foules et de braver les régimes arabes répressifs, on pouvait s’attendre, à la rigueur, à la publication d’essais politiques, mais il n’était nulle part prévu que naîtrait un romancier. Et quel romancier ! Le plus lu dans le monde arabe après Naguib Mahfouz et le plus traduit en plusieurs langues, y compris en hébreu pour La Porte du soleil, son roman le plus emblématique, le récit sombre et incandescent de l’odyssée tragique des Palestiniens, qui sera aussi adapté au cinéma par le cinéaste égyptien Yousri Nasrallah.

Toutes les déchirures et les tourments du monde arabe trouvent leur expression saisissante dans les thèmes abordés par le romancier, ceux de la guerre, de l’identité, de la mémoire, de l’exil, des rêves perdus et des désillusions. Mais surtout, le thème de l’autre, cet autre à la fois ennemi et sosie, ce « Miroir brisé » (sous-titre de son roman Sinalcol) qui fait qu’il est impossible au narrateur d’aborder le personnage de l’Arabe sans son reflet incontournable, celui du Juif. Même le style narratif de Khoury, une écriture hachée, éclatée et fragmentée, aux antipodes d’un récit linéaire, sans véritable fil conducteur, avec ses allers-retours et ses digressions poétiques entremêlant à dessein les temps et les lieux, est le reflet fidèle du désarroi arabe, des regrets du passé aux incertitudes de l’avenir.

Pour autant, il ne faut pas croire que cet auteur prolifique qui aura réussi le pari improbable d’être lu tant par le lectorat arabe qu’israélite et apprécié tant par le public européen qu’américain (il a aussi enseigné la littérature arabe et la littérature comparée à l’Université de Columbia et à l’Université de New-York) n’envisage, dans ses romans, que la dimension collective, politique ou publique de ses personnages ou ne les aborde que sur un plan conceptuel ou intellectuel. Elias Khoury, un amoureux de la vie et de ses plaisirs, un épicurien au langage vert et au franc-parler redoutable est aussi un peintre de l’intime, des relations charnelles et des femmes dont il décrit, avec une certaine lascivité, le corps, le grain de peau et la blancheur. Dans cet exercice – surtout dans son roman Yalo, épopée d’un jeune libanais, bête de sexe, de guerre et de violence – l’auteur fait sauter tous les tabous du monde arabe sur la sexualité, se gardant de tout langage fleuri ou euphémique, plongeant souvent son lecteur dans une sensualité crue et paillarde, tantôt joyeuse, tantôt désespérée, mais ne craignant jamais les mots du corps.

Avec son regard noyé, comme égaré, derrière ses lunettes épaisses d’intellectuel des années 60, les rides de son front de penseur tourmenté et sa fidélité indéfectible à des causes qu’il sait pourtant fatalement perdues, c’est à Jean-Paul Sartre qu’il vous fait irrésistiblement penser. Un Jean-Paul Sartre des causes arabes désespérées, ayant autant de chances de succès que le communisme après la Chute du mur de Berlin…

Il n’en est que plus attendrissant ce héros antihéros, un peu Robin Hood et un peu Don Quichotte.

De lui, vous retenez cette belle phrase de Omar ibn al-Khattâb : « Comment réduire les hommes en esclavage, alors que leurs mères les ont enfantés libres ? »

Mais aussi cette scène poignante et, pour vous, inoubliable, vécue lors des adieux à Samir Kassir, celui dont il était, à la fois, l’ami et le mentor, celle d’un Elias Khoury, un homme dans la force de l’âge dont les larmes coulaient comme celles d’un enfant, répétant inlassablement « Ya khayy, ya khayy ».

Un enfant et un homme.

Il y a d’abord ce nom, Elias Khoury, le plus banal possible pour un Libanais, un Jean Dupont local. Il y a aussi ce physique qui n’a rien de remarquable, un Monsieur-Tout-le-monde ni grand ni petit, ni gros ni maigre, ni élégant ni négligé. Une sorte de George Smiley, cet espion antihéros rondouillard et binoclard de John le Carré, habillé, à ses dires, « comme un bookmaker » de...

commentaires (5)

J'aurais aimé plus de détails pour expliquer le parallèle avec Sartre.

Politiquement incorrect(e)

15 h 24, le 29 avril 2024

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Commentaires (5)

  • J'aurais aimé plus de détails pour expliquer le parallèle avec Sartre.

    Politiquement incorrect(e)

    15 h 24, le 29 avril 2024

  • La plume et la pensée de cet homme sont justes et puissantes, je l'avais lu. Un intellectuel du premier rang, c'est certain. MAIS c'est trop tôt pour faire un tel éloge. Attendez une soixantaine d'années quand la majorité des victimes du Fateh au Liban auraient définitivement disparus. Du temps du Fateh-land au Sud, la seule position acceptable des libanais, des arabes, des palestiniens et du reste du monde était de dire STOP. Habiter Verdun et faire tirer des Katiouchas sur des terrains vagues en Palestine occupée n'étaient pas des actes de bravoures. Pas de droit à l'oubli. Arrêtez SVP l'OLJ

    Céleste

    09 h 01, le 26 avril 2024

  • Un écrivain et une personnalité politique qui depuis 40 ans essaye de sauver la lumière au bout du tunnel de cette vraie capitale culturelle du Monde Arabe Beyrouth .Il a accueilli tous les intellectuels et les personnalités politiques bannis de leurs pays . . Aujourd’hui plus que jamais nous avons besoin de sa plume lucide et inspirée comme romancier et chroniqueur du monde arabe . Très beau portrait qui lui rend justice Leila Chahid

    Chahid Leila

    12 h 40, le 25 avril 2024

  • Article très touchant. Quel personnage ! Merci de nous l’avoir fait connaître ?

    s_iali@yahoo.com

    14 h 23, le 07 avril 2024

  • Merci pour ce tres bel article du personnage complexe qu’est Elias Khoury.

    CW

    13 h 30, le 07 avril 2024

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