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Antonio Gramsci : une pensée en acte

Antonio Gramsci : une pensée en acte

D.R.

Portant en lui-même une silhouette démesurée, comme si sa tête clamait une séparation d’avec son corps, Gramsci était affligé du « mal de Pott », une forme de tuberculose osseuse qui ne fut diagnostiquée qu’au cours de sa période d’incarcération. Cette maladie lui infligea une bosse dès son jeune âge, entravant sa croissance et limitant sa taille à 150 centimètres à l’âge adulte. Les douleurs physiques et les abîmes psychologiques lui furent des compagnons constants, bien avant qu’il ne fisse l’expérience des cachots et des cliniques du régime mussolinien.

Sans se parer en permanence d’une « détermination de granit » taillée d’un seul bloc, la vie du penseur et du dirigeant communiste italien était néanmoins une « volonté en acte » en constante quête de ses possibilités, une volonté qui se construisait et s’accumulait tout en se questionnant et en se remettant en cause. Cette dynamique transparaît de manière explicite dans sa lettre adressée à sa belle-sœur Tania le 13 février 1933, après six années d’incarcération et alors que sa santé se détériorait de manière significative : « Je ne réussis plus à réagir au mal physique et je sens que mes forces me font de plus en plus défaut. Par ailleurs, je ne veux pas me laisser aller au fil du courant, c’est-à-dire que je ne veux rien négliger qui puisse, abstraitement, offrir une possibilité de mettre terme à cette souffrance. Il me semble que si je négligeais quelque chose, cela, en un certain sens, équivaudrait au suicide. »

Gramsci restait convaincu que sa personnalité ne pouvait se limiter à son physique et qu’il devait la réaliser en dehors de lui-même, dans le mouvement réel et au sein de ce qu’il décrivait comme « monde grand et terrible ».

Le régime fasciste, résolument déterminé à isoler Gramsci du reste du monde, cherchait à neutraliser son intellect actif en le laissant suspendu dans le vide, privé de toute matière sur laquelle son esprit pouvait s’exercer. Cette douleur infligée à l’intelligence créatrice et militante, une fois privée de sa matrice matérielle, est au cœur des paroles notoirement célèbres prononcées par le procureur en uniforme Michele Isgrò pour conclure son réquisitoire : « Pendant vingt ans, nous devons empêcher ce cerveau de fonctionner. »

Tragiquement, la résistance physique et mentale de Gramsci au régime pénitentiaire n’a pu perdurer que pendant 11 années de détention. Il est décédé en 1937, à l’âge de 46 ans.

Acculé à l’isolement, Antonio Gramsci s’appliquait à la rédaction de ses inclassables Quaderni del carcere, une série d’environ trente cahiers d’écoliers remplis de manière inégale entre 1929 et 1935 par des notes de lectures, des traductions et des textes plus ou moins élaborés, souvent inachevés, couvrant un vaste éventail de sujets. On pourrait les comparer en termes d’ampleur à L’Encyclopédie des sciences philosophiques de Hegel, bien que cette œuvre demeure fragmentaire et reconstruite d’une manière posthume. Elle représentait probablement un matériau personnel que Gramsci espérait reprendre ultérieurement lorsqu’il recouvrerait sa liberté, mais il finit par céder à une certaine déception, à la fois en ce qui concerne sa propre situation et la conjoncture de son époque : « Je ne vois plus aucune issue concrète. »

Cependant, pendant de nombreuses années, ces cahiers étaient avant tout le fruit d’un effort entrepris pour persévérer. « Je suis obsédé – écrit-il le 29 mars 1927 – par cette idée qu’il faudrait faire quelque chose für ewig… Je voudrais, selon un plan préétabli, m’occuper intensément et systématiquement d’un sujet qui absorberait ma vie intérieure et la polariserait. » Néanmoins, cette vie intérieure serait consacrée à l’étude, à travers une combinaison d’analogies, de parallélismes et d’une forte sensibilité synthétique. Il étudierait le passé, identifié comme l’histoire, et le présent, identifié comme la politique, tout en restant détaché de tout débat.

C’est ce processus d’élaboration de l’œuvre-vie d’Antonio Gramsci que Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini s’attellent à reconstituer dans cette biographie intellectuelle bouleversante, qui est appelée à marquer l’histoire des publications sur ce penseur. Leur effort méticuleux s’inscrit dans le contexte du renouveau des études sur Gramsci à travers le monde et prend en considération la cohérence chronologique apportée par la troisième édition de ses écrits en cours en Italie, initiative portée par Gianni Francioni.

Effectivement, la vie intellectuelle et politique de Gramsci se conçoit comme une œuvre intégrale, soutenue par une volumineuse masse d’articles dans la presse révolutionnaire italienne, témoignant des hauts et des bas du mouvement ouvrier face à la montée du fascisme. Cependant, sa vie en tant qu’œuvre est principalement marquée par l’épreuve de l’incarcération dès 1926 où ses écrits ont dû passer des articles aux célèbres « cahiers » ainsi qu’à une correspondance décisive pour saisir sa pensée.

Cela dit, malgré la prolifération de ses écrits, Gramsci demeure largement un penseur « sans œuvre » à son actif. Libre il n’avait pas le temps, incarcéré il n’avait plus l’espace.

Un apport essentiel du livre de Descendre et Zancarini réside dans la mise en lumière des sources non marxistes de la pensée gramscienne. On y découvre, en plus de l’influence de George Sorel, l’impact de Charles Péguy qui a donné une dimension « ethico-religieuse » au socialisme en tant que vision du monde. Cet héritage a profondément marqué Gramsci, qui considérait le marxisme comme héritant de « l’idéalisme » en philosophie, et le prolétariat non seulement comme un porteur d’un nouveau mode de production, mais aussi comme un bâtisseur d’une nouvelle civilisation. Il a également puisé dans les réflexions de Benedetto Croce sur les deux modèles de la Renaissance italienne et de la Réforme protestante. La Renaissance n’a pas réussi à s’enraciner dans une culture populaire, tandis que la Réforme a été populaire mais rejetée par les intellectuels de la Renaissance, tels qu’Érasme. Gramsci a emprunté à Croce cette double analogie, ce qui l’a aidé à revendiquer une double voie pour le mouvement révolutionnaire basé sur le marxisme. Selon lui, le succès résidait dans la capacité à percer à la fois dans la haute culture et dans la culture populaire. Ainsi, le marxisme devait être « total » en ayant une disposition à l’expansivité culturelle. Cependant, cela nécessitait de s’opposer à toute perspective cherchant à réduire le matérialisme historique à un modèle issu d’une autre tradition savante, tel que celui des sciences naturelles.

Gramsci fut également imprégné de la philosophie de Giovanni Gentile, avant que ce dernier ne se tourne vers le fascisme. La transition d’une étude des faits à une réflexion sur l’action, à la suite de l’émergence du prolétariat en tant que sujet politique à l’échelle mondiale grâce à la révolution russe, doit en grande partie à l’influence de Gentile. Cependant, Gramsci développa sa propre philosophie de l’acte impur, distincte de la pureté de l’« actualisme ». Selon cette approche, la formation d’un nouveau sujet historique nécessite l’amère désintégration du sujet ancien.

Mais n’a-t-on pas ainsi minimisé l’impact du léninisme sur Gramsci et sa notion d’hégémonie ? Malgré son abandon relatif par les communistes de son époque une fois incarcéré, et malgré l’incompatibilité de sa pensée non seulement avec le stalinisme, mais aussi avec le positivisme dominant de la Deuxième et de la Troisième Internationale, le cas de Gramsci demeure celui d’un « penseur-dirigeant » qui a joué un rôle de premier plan au sein d’un parti communiste. Cela le distingue ainsi des penseurs tels que Lukács ou Althusser. Cela nécessite une confrontation plus approfondie avec le cas de Lénine.

L’Œuvre-vie d’Antonio Gramsci de Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini, La Découverte, 2023, 576 p.

Portant en lui-même une silhouette démesurée, comme si sa tête clamait une séparation d’avec son corps, Gramsci était affligé du « mal de Pott », une forme de tuberculose osseuse qui ne fut diagnostiquée qu’au cours de sa période d’incarcération. Cette maladie lui infligea une bosse dès son jeune âge, entravant sa croissance et limitant sa taille à 150 centimètres à...

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