Portraits Critique

Kafka, l’enfantement infini

Incroyablement documenté et vivant, le premier tome de la biographie de Kafka par Reicher Stach est un événement. Ce premier opus (deux autres suivront) Kafka. Le Temps des décisions, traduit par Régis Quatresous, qui sort au Cherche-Midi, plonge au cœur de la vie et du mystère Kafka, un monde où difficulté à vivre et création littéraire se trouvent indissociablement mêlées. Kafka au jour le jour. Captivant.

Kafka, l’enfantement infini

D.R.

Quelle aventure ! La gageure incroyable que relève Reicher Stach, avec Kafka, Tome 1, Le Temps des décisions, est de livrer après les travaux de Unseld (Kafka. Une vie d’écrivain, Gallimard, 1985) et de Pawel (Kafka ou le cauchemar de la raison, Seuil, 1988) un renouvellement de la perspective biographique. Dans son Kafka. Le Temps des illusions, c’est la question de la temporalité et rien d’autre qui épouse au plus près la gestation de l’œuvre. C’est donc dans un mouvement très ample, comme pour une symphonie, que Stach saisit à la fois l’homme et l’œuvre. À chaque page, il nous est donné de devenir témoin de la vie du jeune homme en train de se métamorphoser en écrivain.

La biographie de Stach passe vite sur les années d’enfance et le milieu praguois dans lequel évoluent les Kafka. Les parents tiennent un commerce et Frantz qui ne veut pas reprendre l’affaire familiale poursuit des études de droit, rentre dans une compagnie d’assurances où il travaillera toute sa vie. Ces éléments de la vie de Kafka ont été maintes fois étudiés. Plus intéressant, semble nous dire le biographe, le fait de se focaliser sur l’année 1912 (ce premier tome s’achève en 1915, Kafka est alors âgé de 28 ans). Après avoir multiplié les essais littéraires en tous genres mais toujours de manière infructueuse et bien qu’il soit en toute circonstance soutenu et encouragé par Max Brod, l’ami qui deviendra après sa mort son éditeur, ce n’est qu’en 1912 que Kafka achève son premier récit. Il s’agit du Verdict.

À ceux qui s’imaginent un être taciturne, renfermé et contrit, Stach renvoie une image toute autre. Franz Kafka est plutôt un original, en rupture de ban avec son milieu d’origine et incernable par bien des aspects. Il ne rechigne pas à fréquenter le café Savoy, carrefour de toutes les expérimentations artistiques et intellectuelles du moment, à visiter les maisons closes et à se lier avec des troupes théâtrales assez tapageuses flirtant avec les idéaux anarchistes. « Kafka tenait en réserve des énergies insoupçonnées, ses amis avaient plus d’une fois eu l’occasion de s’en rendre compte. » Ainsi, Kafka affirmera constamment que son travail aux assurances n’est qu’un « gagne-pain » mais redoublera d’ardeur au travail. Il sera toujours très bien noté et considéré par ses supérieurs hiérarchiques.

Mais le plus surprenant est le Kafka de la nuit. Celui des heures blanches qu’il passe à coucher sur le papier à la fois des projets de romans – il se lance dans L’Amérique qui sera une de ses œuvres composées au long cours –, des nouvelles mais aussi d’un Journal et d’une très abondante correspondance. Car Kafka est amoureux !

Le 13 août 1912, en arrivant chez les Brod, Kafka fait la connaissance de Felice Bauer. Il note dans son Journal l’avoir prise d’abord pour « une bonne », la trouvant dotée d’un « menton fort ». Cependant, il succombe devant la pétulance de cette jeune femme et fond pour elle. S’en suit une correspondance à distance puisque Felice habite Berlin et que le « couple » ne se verra qu’à deux reprises durant les cinq années que durera leur échange épistolaire.

De cette folle correspondance dont il ne reste que les 500 lettres de Kafka, on peut, comme nous y invite Reiner Stach, puiser absolument toute la matière créative de Kafka. « Vraiment quelquefois il me semble que je me nourris comme un fantôme de ton nom bienfaisant », déclare lucidement Frantz à Felice car c’est auprès de cette quasi-inconnue qu’il se met proprement à nu, aborde tous les sujets et cultive toutes les audaces. Le jeu ira même très loin car Kafka manque un jour se suicider.

Au terme de ce feuilleton amoureux où tous les sentiments sont passés à la moulinette de l’écriture au lieu d’être vécus, Kafka finit par rompre. La demande en mariage qu’il a entre-temps rédigée est tellement étrange qu’elle confine au pur sabotage.

Kafka le sait, Kafka le sent, malgré son jeune âge, il est malade. La vie est un processus de dégénérescence dont il a, plus que les autres, la plus grande acuité. L’existence ne sert à rien. Les hommes courent en vain. La société bourgeoise, flattée qu’elle est par l’essor industriel, exerce sa tyrannie et perd le goût du beau. Tout est absurde. Le mot est lâché. Il n’y a qu’une chose, une seule chose pour laquelle Kafka reste en vie. Malgré la poussée de la tuberculose, malgré le jeu social qui est le plus cruel de tous les théâtres, malgré les amours qui ne sont que de chimères, il veut écrire. « L’écriture est ce qu’il y a de vraiment bon en moi. »

Dans le tome 1 de cette monumentale et géniale biographie, au-delà de ses doutes et de son rapport si conflictuel à l’existence, un homme vient de découvrir ce qui donnait sens à sa vie. Le chemin de l’écriture contient tous les autres chemins de la vie. Au risque de se perdre dans des dédales, des couloirs, des labyrinthes, des forêts, des terriers, toutes figures symboliquement contraignantes et si chères à Kafka, le devoir de cet homme sera de les explorer et de les vaincre. L’œuvre et l’homme continuent leur turbulente gestation. À suivre…

Kafka, Tome 1, Le Temps des décisions de Reiner Stach, traduit de l’allemand par Régis Quatresous, Le Cherche-Midi, 2023, 960 p.

Quelle aventure ! La gageure incroyable que relève Reicher Stach, avec Kafka, Tome 1, Le Temps des décisions, est de livrer après les travaux de Unseld (Kafka. Une vie d’écrivain, Gallimard, 1985) et de Pawel (Kafka ou le cauchemar de la raison, Seuil, 1988) un renouvellement de la perspective biographique. Dans son Kafka. Le Temps des illusions, c’est la question de la temporalité et...

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