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Vertige des sommets


On a beau le savoir, on en est toujours fasciné, comme si c’était la première fois. Dès qu’on franchit, en volant vers l’Orient, le sommet chauve et dramatique de Kornet el-Saouda qui culmine à plus de 3 000 mètres, laissant derrière soi la chaîne de l’Anti-Liban et toutes les nuances de vert, du plus délavé au plus saturé, le désert s’installe, à perte de vue. Ce ne sont plus, à travers le hublot, de la Syrie à l’Arabie saoudite, que de suffocantes étendues arides où, peu à peu, l’eau difficilement drainée vers quelques oasis se raréfie avant de disparaître. Le Liban est à l’évidence le château d’eau de toute la région. Les neiges de Kornet el-Saouda qui parviennent, bon an, mal an, à défier le cuisant soleil du mois d’août creusent dans la montagne des grottes de glace d’un bleu irréel. Çà et là, les ruissellements de la débâcle estivale se déversent dans de profonds entonnoirs qui s’ouvrent sur de complexes canaux souterrains, forment des fleuves secrets qui dégringolent jusqu’aux contreforts, alimentent d’autres rivières et jaillissent en torrents à travers les failles rocheuses.


Là-haut, c’est le jurd, la ligne rase des sommets où le vent ne laisse aucune chance à la graine de pousser. Tout au plus des herbes folles et des chardons, pâturages saisonniers des troupeaux de chèvres qui broutent « le vert et le sec ». Dès le milieu de l’été, tout cela ne sera plus que paille. Jamais silence organique n’aura été plus profond, plus céleste que dans cette contrée naguère inaccessible, jamais l’air plus pur, les couchers de soleil plus divins, les étoiles plus proches. Mais il faut, n’est-ce pas, que rien de tout cela ne demeure. Il faut des ATV pour labourer les sentiers et vicier le vent. Il faut des chasseurs pour traquer l’aigle et le faucon, et se réjouir bêtement de leur chute. Il faut des armes pour fusiller le bleu ineffable du ciel, tirer dans l’œil même du soleil, terroriser les lièvres qui sont pourtant chez eux et même viser Chypre qui parfois se profile au loin par temps clair, comme on lance une fusée sur la lune, comme une bravache illusion de conquête. Il faut, bien sûr, des disputes de murs mitoyens, même inexistants, et des levers de boucliers entre confessions rivales. Car que serait le Liban sans ce mental brouillon, irrespectueux du territoire et dédaigneux du bien commun ?


Deux morts, il y a quelques jours, l’un fusillé dans le dos. Le nom de Kornet el-Saouda ne se traduit pas par « Sommet noir » comme on pourrait le croire. « Saouda », par un glissement du langage, est la déformation arabe du mot syriaque Sohde, qui signifie martyre. Il y eut dans ces contrées de violents combats, au XIIIe siècle, entre mamelouks et croisés. Il faut croire que mille ans plus tard, ce rejet atavique n’est toujours pas résolu. Une sourde hostilité demeure entre chrétiens et musulmans dans cette région où la baisse de vigilance ne pardonne pas. Les longs enneigements laissent ces terres libres de toute présence humaine jusqu’à la saison des transhumances où, à défaut de délimitations cadastrales, les premiers arrivés sont les premiers servis au détriment de ceux qui se réclament propriétaires des lieux par coutume, sans titres officiels.


Au final, ce n’est pas la soif de quelques dizaines de chèvres qui assécherait les sources de Kornet el-Saouda. Il faut les voir pour constater qu’il y en a pour tout le monde et au-delà. Même en l’absence de l’État, qui semble pour longtemps irrémédiable, rien n’empêcherait un arrangement à l’amiable, une organisation rationnelle et équitable qui préserverait la paix, préviendrait de vains drames et laisserait chacun jouir d’une part suffisante de la généreuse nature des sommets. Mais non, il faut des armes, des intentions guerrières et ce sens viscéral de la propriété qui finit par tout défigurer, salir et détruire au lieu de laisser la sereine beauté de ce lieu rayonner pour tous.

On a beau le savoir, on en est toujours fasciné, comme si c’était la première fois. Dès qu’on franchit, en volant vers l’Orient, le sommet chauve et dramatique de Kornet el-Saouda qui culmine à plus de 3 000 mètres, laissant derrière soi la chaîne de l’Anti-Liban et toutes les nuances de vert, du plus délavé au plus saturé, le désert s’installe, à perte de...

commentaires (2)

Très bel article, plein de finesse et de poésie.

Saliba Patricia

00 h 14, le 07 juillet 2023

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Commentaires (2)

  • Très bel article, plein de finesse et de poésie.

    Saliba Patricia

    00 h 14, le 07 juillet 2023

  • Très bel article. Rien à ajouter! Le Liban est un des plus beaux pays du monde. Mais le libanais l'a rendu moche, sale et injuste!

    Georges Airut

    04 h 00, le 06 juillet 2023

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