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Nos Lecteurs ont la Parole

Le Liban, un polytraumatisé : qu’est-ce qui nous sauve d’une déliquescence totale ?

Second extrait d’une intervention à Paris devant l’Assemblée nationale française le 26 mai 2023 durant un colloque sur la communication et le traumatisme.

Toutes les crises et catastrophes que nous avons traversées et que nous traversons encore depuis plus de trois ans font que sans conteste notre population souffre des fois bruyamment, avec de vrais tableaux cliniques caractérisés de PTSD (état de stress posttraumatique) mais aussi très souvent en silence avec des symptômes à bas bruit, mais ô combien caractéristiques de notre désenchantement national !

Comment peut-on expliquer que malgré tout cela ce pays tient encore ?

Comment comprendre que nonobstant les vicissitudes de notre existence dans ce pays, nous arrivons encore à avoir un semblant de vie ?

Que de personnes étrangères à notre pays nous disent, sans complaisance : « Je ne comprends pas qu’après tout ce que vous avez vécu, vous ne soyez pas tous devenus fous ! »

En effet, la population libanaise est soumise de manière permanente à un environnement traumatogène dû à l’entreprise délibérée et programmée par la gente au pouvoir pervertie actuelle.

Alors qu’est-ce qui nous sauve d’une déliquescence totale ?

– La famille nous sauve. En effet, pour Boris Cyrulnik, grand théoricien de la résilience, « la manière de parler modifie le fonctionnement du cerveau. La plupart des personnes traumatisées ne peuvent pas parler de leur traumatisme. Mais elles y pensent tout le temps, elles en rêvent, ce qui les met sur le tapis roulant de la dépression ou de syndromes psychotraumatiques. Si la famille et/ou la société leur permettent de parler, à travers des tablées familiales, des lieux de parole, des réunions, si des temps de rencontre sont organisés qui permettent aux personnes traumatisées de se dire : “J’ai la même histoire, je ne peux pas la raconter, mais c’est un peu comme ce que l’autre vient de dire. Donc je ne suis plus seul au monde”, alors ces personnes se tranquillisent et leur cerveau ne fonctionne plus de la même manière. Progressivement, les personnes traumatisées reprennent leur place dans la famille et dans la société. La congruence des récits facilite ainsi la résilience ».

– En plus de cela, nous sommes nourris par un inconscient collectif surprenant. Cet inconscient repose sur une légende populaire qui veut que Beyrouth soit « sept fois détruite, sept fois reconstruite », par une fable d’un Phénix qui renaît obstinément de ses cendres et même par les vers de Nadia Tuéni, notre poète nationale, dont la « péninsule des bruits (…) est mille fois morte, mille fois revécue ».

Mais il n’y a pas que ces deux facteurs. Il y a aussi un ciment formidable pour cette résilience, tant de fois louée et aujourd’hui profondément vilipendée.

– Le soutien communautaire. Dans toute catastrophe collective, la priorité est de renforcer le soutien social et les interventions communautaires ciblées, dit-on. C’est l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qui le préconise. Or, là, à ce niveau, nous donnons un exemple mondial de solidarité nationale. Ce mouvement collectif permet de retrouver progressivement de nouveaux repères. Les actes spontanés de solidarité dans les quartiers détruits de Beyrouth et les initiatives individuelles d’entraide en témoignent. Le lendemain de la catastrophe inédite du 4 août, dans la maison détruite de mes parents située dans le quartier à majorité chrétienne d’Achrafieh, les premiers à taper à notre porte le 5 août au matin étaient des jeunes druzes en costume traditionnel druze, venus nous offrir leur aide et amenant avec eux de quoi fermer nos vitres soufflées par l’explosion. Ces actes de générosité et de bienveillance n’ont eu de cesse de se manifester longtemps après la catastrophe. Dans mon université, nous avons créé de multiples initiatives dont ce qu’on appelle « L’opération 7e jour » pour signifier qu’au lieu de se reposer au 7e jour de la semaine, nous ferons mieux de s’entraider.

De même, une profusion d’aide de tout genre a afflué et continue encore, de tous les pays du monde dont la France, à tel point qu’on peut dire sans trop se tromper que le Liban a fonctionné et fonctionne encore comme une énorme ONG.

Il y a aussi l’aide consistante de notre diaspora, cet autre Liban en dehors du Liban. Et qui fait qu’il n’y a pas une famille au Liban qui ne reçoit pas une aide d’une façon ou d’une autre de ses enfants ou de ses parents vivant à l’étranger, ne serait-ce qu’une boîte de médicaments...

Toutefois, certains des Libanais n’acceptent plus cet état de fait ou de résignation, cette capacité à rebondir vite et bien, et surtout à s’en enorgueillir. Car cette résilience n’est pas choisie, elle nous est imposée. On ne la veut plus, on la supporte plus. On la raille désormais tellement dans les salons de Beyrouth qu’on lui a substitué son opposé, la subsidence.

Pour l’écrivain libanais Camille Ammoun, « la subsidence est le dérobement des sols sous les pieds de ceux qui les foulent. C’est le tassement des terres sous le poids des infrastructures construites par l’homme. C’est leur affaissement, progressif ou soudain, sur des sous-sols vidés de leur substance... C’est le bâtiment qui gîte et le mur qui se fend, c’est la tour qui se penche et la chaussée qui s’effondre. C’est le mouvement vertical des villes qui s’enfoncent sous le poids des activités humaines ou dans les creux créés par elles ».

Puis, au fil de nos pas, la subsidence devient le pouvoir qui s’use et l’institution qui se corrompt, la société qui se délite et le corps qui faillit. La subsidence, c’est la débâcle de la durabilité, c’est le contraire de la résilience.

Résilients, donc, ni Beyrouth ni ses habitants ne le sont. Bien au contraire, ils s’enfoncent dans la vase du delta d’un grand fleuve; le grand fleuve du monde qui charrie tous les travers de notre civilisation contemporaine. Ils s’enlisent. Sous leurs pieds, les fondements de notre société s’effondrent, le sol se dérobe. Si le Littré définit la subsidence comme

« l’action de descendre sous le niveau», alors Beyrouth, ses habitants, tous les Libanais, sont aujourd’hui, sans aucun doute, subsidents.

Il est vrai que la solidarité exprimée par des individus, par des associations, offre une assistance aux plus démunis de nos concitoyens. Toutefois, cela est un palliatif qui demeure insuffisant pour ranimer un désir indispensable à un nouveau départ, à se reconstruire avec motivation et dépasser un sentiment désespérant de frustration et d’impuissance.

La réalisation de la justice concernant les crimes crapuleux comme celui du 4 août 2020, la restauration des droits des Libanais en pénalisant les politiciens corrompus demeurent le seul remède véritable. Peut-être cela passera par une justice internationale. Mais cela aura certainement une influence thérapeutique sur l’ensemble du peuple libanais.

Le traitement de nos traumatismes nationaux, ô combien nombreux ! essentiellement, n’a pas pour objectif le rétablissement de notre » personnalité « ou de notre vie antérieure, le retour en arrière, mais la reprise du récit de l’histoire constitutive de la personne qu’avait interrompu l’événement traumatique. En d’autres termes, on ne reviendra jamais comme avant la crise, cela est quasiment impensable et pratiquement impossible. On reprendra le récit de notre histoire au moment où elle est interrompue par le traumatisme. C’est la psychologie qui nous l’apprend.

Et cela va dans le sens de ce que nous apprend notre histoire. Celle-ci met l’homme libanais, « l’homo libanicus », devant une tourmente jamais résolue, l’obsession du manque. Quand on vit au Liban, le Libanais a constamment le manque de tous les pays orientaux ou occidentaux qu’il peut atteindre. L’obsession du second passeport est omniprésente. Il faut voir des panneaux publicitaires surréalistes essaimer au Liban vantant les possibilités d’achat ou d’acquisition d’un second passeport. Et quand le Libanais arrive dans ces pays d’accueil, très vite le manque du Liban lui revient. Il fait de tout pour se rappeler de son pays. Ainsi, entre un manque et un autre, notre cœur chavire toujours.

Psychiatre et écrivain

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.

Second extrait d’une intervention à Paris devant l’Assemblée nationale française le 26 mai 2023 durant un colloque sur la communication et le traumatisme.Toutes les crises et catastrophes que nous avons traversées et que nous traversons encore depuis plus de trois ans font que sans conteste notre population souffre des fois bruyamment, avec de vrais tableaux cliniques caractérisés de...
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