Le problème avec Walid Mouzannar est que si l’on s’assoit avec lui pour parler d’un de ses sujets de prédilection, le Souk des bijoutiers de Beyrouth par exemple, on ne sait plus après une heure de conversation par quel bout aborder le sujet : celui du jeune homme « grec-catholique à cent pour cent et issu de trois familles de bijoutiers » qui se souvient d’une ville où il faisait bon vivre avec la tendresse et la spontanéité d’un enfant ? Celui d’un joaillier diplômé de droit qui a révolutionné un métier hérité de quatre générations ? Celui d’une famille dont le nom et l’histoire se confondent avec celle de l’orfèvrerie levantine depuis deux siècles ? Ou celui d’un bon vivant, secrétaire général de l’Académie libanaise de la gastronomie, auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet et qui parle de citrouilles ou de poissons et crustacés des côtes libanaises avec autant de passion que lorsqu’il évoque ses souvenirs du Gemmayzé des années 1940 et 1950 ?
Walid – que l’on me pardonne cette familiarité envers un ami d’enfance de ma mère – est un souk à lui seul : on y est toujours le bienvenu et on peut y flâner jusqu’à se perdre ou trouver ce que l’on cherche en deux minutes. Et quand il décrit le Souk des bijoutiers, ou Souk al-sagha, j’ai l’impression qu’il se décrit lui-même : « C’était une ruche à souvenirs, il y régnait un esprit de coopération extraordinaire, on ne connaissait ni la jalousie ni l’envie, il y avait une mentalité saine. » C’est à se demander s’il ne serait pas, lui aussi, superstitieux comme ces bijoutiers qui « jetaient le poisson qu’ils venaient d’acheter par terre quand il était trop beau, pour éviter le mauvais œil » !
Le Souk des bijoutiers de Beyrouth est mort le 12 janvier 1983, il y a quarante ans déjà, balayé par les bulldozers en quelques heures seulement. Walid Mouzannar était l’un de ceux qui avaient milité pour sa sauvegarde. Moins d’un mois auparavant, il avait déclaré, dans une interview à L’Orient-Le Jour, ce qui suit : « Le rêve de tout joaillier, de tout bijoutier, de tout artisan est de retrouver leur bon vieux souk reconstruit tel qu’il se présentait en 1974, et non pas en buildings sans âme. Un souk avec ses voûtes anciennes, ses grands portails. C’était le lieu le plus visité par les touristes et les étrangers de passage au Liban. » Et cette reconstruction était possible : les photos prises à la même époque montrent que les trois quarts des bâtiments étaient récupérables.
Un souk presque centenaire
Les Mouzannar étaient à l’origine des Saad issus de Rachaya (Liban-Sud), qui avaient émigré vers Damas en emportant or et bijoux dans leurs ceintures, d’où leur nom. Ils rentrent à Beyrouth après les événements de 1860. En 1886, deux ans après l’inauguration du jardin Hamidiyé, site de la future place des Martyrs, ils s’installent dans le souk destiné aux bijoutiers, nouvellement construit à l’ouest de ce jardin à l’initiative d’Assaad Raad et de Béchara el-Hani. Certaines boutiques ont peut-être temporairement servi d’écuries : Walid Mouzannar se souvient de gros anneaux de fer fichés dans les murs pour y attacher les chevaux. Le Souk des bijoutiers était né et mourra presque centenaire…
L’entrée principale du souk se situait sur la place des Martyrs. Il s’agissait d’une arcade monumentale donnant sur une allée voûtée, au sommet de laquelle avait été installée une enseigne trilingue avec les mots : Souk des bijoutiers et orfèvres. À l’entrée, l’on trouvait de minuscules commerces essentiels au bon fonctionnement du souk : un changeur et un marchand de boissons et jus de fruits frais. L’allée centrale se terminait, après trois intersections avec des allées latérales, sur un robinet-fontaine où l’on remplissait sa cruche et où l’on pouvait laver ses ustensiles après le déjeuner.
Aux six extrémités des allées latérales avaient été installées des grilles en fer forgé de dix mètres de haut que l’on ouvrait de 6h à 18h. « Sur ces grilles, on trouvait des étalages de cordonniers, de vendeurs d’assiettes et de vaisselle, des étals de lingerie, un cafetier et un petit serveur de foul », précise Walid Mouzannar dans son émouvant ouvrage Récit et recettes.*
Nous sommes ici dans l’allée centrale, entre les deux premières allées latérales : l’ouverture à l’extrême gauche est celle qui donne sur la place des Martyrs. Voici trois magasins appartenant à des Mouzannar, tous cousins de Walid : Béchara, Antoine, Salim, Ignace & Louis. On ne s’en étonnera pas : les Mouzannar étaient la famille qui possédait le plus de points de vente dans ce souk. Les plus nombreux étaient les Arméniens, qui en possédaient près de 25 sur près de 90. En regardant un peu plus loin vers l’entrée, et mis à part le local d’angle occupé par Jamous Frères, l’on s’aperçoit que les boutiques sont bien plus petites : Jean Kattouf et Joseph Karkour occupent des locaux de quelques mètres carrés. À l’angle de Louis Mouzannar, un homme en pleine conversation et fumant le narguilé se fait cirer les chaussures.
Et si j’ai choisi cette image parmi tant d’autres, c’est pour faire une surprise à Walid. Regardez bien ce qu’il y a sur les dalles de pierre : en français, on appelle cela des gamelles encastrables. Dans son ouvrage, Walid les nomme matbakiyeh. Elles comportaient trois à quatre étages contenant le ragoût, le riz, le pain et les radis. Georges, son papa, lui racontait qu’un porteur les rapportait tous les jours des maisons des bijoutiers, accrochées à un long bâton, pour les distribuer à qui de droit dans le souk. Alors « on dressait de petites tables dans les allées centrales et tout le monde picorait de chez tout le monde ».
Les semelles dorées
Walid se souvient aussi que les artisans qui confectionnaient les bijoux et qui travaillaient à l’étage ou dans l’arrière-boutique emportaient sur leurs semelles de la poussière d’or qui se répandait dans les allées du souk. Le soir, ces allées étaient balayées et les déchets stockés jusqu’au mois d’avril suivant: ils étaient alors tamisés en bord de mer, et « on en retirait une quantité d’or dont la valeur suffisait pour emmener en bus patrons et artisans au Berdawni de Zahlé pour un déjeuner, le 1er mai ».
Derrière le photographe se situe un des deux magasins de Nasri & Georges Mouzannar, l’oncle et le père de Walid. L’auvent baissé est celui d’Élias & Georges Costa Haddad, voisin d’Édouard Kosremelli & Fils. Comme Walid, ses neveux et sa fille Alia, comme Sélim Jacques Mouzannar, Pierre Édouard Kosremelli perpétue avec brio la tradition familiale dans son magasin de la rue Monnot et tous rivalisent de créativité en proposant des pièces précieuses qui ne sont plus seulement des bijoux, mais des œuvres d’art.
Et cette révolution, on la doit entre autres à Walid. Ayant rejoint l’entreprise familiale en 1961 et achevé ses études de droit dans la foulée, il s’aperçoit que le secteur végète : les techniques de production – mabroumé, hayé, debbébé ou encore rach – n’ont pas changé et les joailliers proposent toujours des bijoux valeur-refuge essentiellement en or avec très peu de valeur ajoutée. En 1969, Walid apparaît pour la première fois dans le quotidien Le Jour : c’est un jeune homme de 25 ans qui revient de plusieurs stages dans des lieux spécialisés en Belgique et en Italie, notamment à Valence-sur-Pô près de Milan. « Il y a appris le sertissage, l’alliage, le guillochage et les secrets de l’émail qui a remplacé les pierres devenues inabordables », précise le journaliste. Il y a appris aussi les techniques d’exposition des bijoux dans des présentoirs de velours : la révolution est lancée. Un demi-siècle plus tard, ceux qui ont su prendre le virage sont devenus les grands noms de la joaillerie que nous connaissons aujourd’hui. « Certains n’étaient à l’époque que des artisans qui ne possédaient qu’un local minuscule à l’étage! » s’exclame Walid avec admiration. En 1969, c’est le journaliste qui l’admire et conclut : « Walid Mouzannar est fermement décidé à faire ravaler le Souk des bijoutiers : il sera illuminé et décoré de vitraux multicolores. Beyrouth sera peut-être à l’heure du Duomo de Milan et de la place Vendôme, grâce à un jeune homme qui n’a pas fini de nous étonner. »
La suite, nous la connaissons : après la dévastation du centre-ville de Beyrouth en 1976, Nasri et Georges Mouzannar s’installent avec leurs fils au quartier Saint-Nicolas à Achrafieh. Après un passage à Kaslik en 1981, les fils de Georges, Aziz et Walid Mouzannar se réinstallent à Saint-Nicolas, puis inaugurent un point de vente au centre-ville en 1994, qui ne survivra pas aux blocages de 2008. Et depuis quelques années, Alia et ses cousins représentent la sixième génération de la famille. En un temps record, ils ont réussi à se faire un nom à l’international, à l’instar de Khaled, le frère de Alia, qui a pour sa part choisi le domaine musical, héritage de sa mère Leila.
Et le nouveau Souk des bijoutiers ? Construit dans des buildings sans âme à la fin des années 2000, il proposait des locaux pour 8 500 dollars le mètre carré, quand les joailliers avaient été expropriés pour 200 dollars quinze ans plus tôt. On ne s’étonnera donc pas que Beyrouth n’ait toujours pas retrouvé son cœur scintillant.
(*) Walid Mouzannar, « Récits et recettes », Les éditions L’Orient-Le Jour, 2010.
Auteur d’« Avant d’oublier I et II » (coédition Antoine-L’Orient-Le Jour), Georges Boustany vous emmène toutes les deux semaines, à travers une photographie d’époque, visiter le Liban du siècle dernier. Les ouvrages sont disponibles en librairie au Liban et mondialement sur www.antoineonline.com et www.BuyLebanese.com
Remerciements spéciaux à Raya Daouk (Apsad) et à Fadi Ghazzaoui.
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21 h 09, le 29 avril 2023