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Nos Lecteurs ont la Parole

« Je m’appelais Marie, et je suis arménienne »

Allongée dans son lit, ses yeux presque éteints, elle respirait avec difficulté. Myriam avait plus de quatre-vingt-dix ans. Ses dernières heures étaient comptées. Elle a appelé sa fille Zeinab pour lui parler une dernière fois. N’ayant même pas la force de prononcer quelques mots, elle a fermé ses yeux quelques moments, et voilà que sa mémoire l’a transportée dans le passé, dans son passé secret à elle.

Enver, Talaat, Kemal, Myriam, Fatima étaient les noms les plus fréquents qu’on donnait à ces enfants, pourtant eux, ils avaient déjà leurs noms arméniens. C’est l’histoire oubliée des centaines de milliers d’orphelins arméniens abdiqués par les autorités turques de l’Empire ottoman durant et après le génocide arménien.

Regroupés par régions, leur âge variait entre cinq et quatorze ans. Ils étaient les seuls rescapés de leurs régions, car les plus âgés étaient décapités ou tout simplement tués par des cohortes barbares protégées par leur armée.

Cela faisait partie du grand plan d’extermination du peuple arménien : pas seulement les massacrer mais « turquifier » ces milliers d’enfants survivants, ainsi pour diversifier et « élever » leur race.

Dans ces orphelinats de « rééducation », il fallait faire tout pour effacer, éradiquer, supprimer l’appartenance arménienne de ces enfants. Tous les moyens étaient permis pour faire réussir cet acte. D’ailleurs Talaat Pasha était le père de ce projet, et il l’avait confié à une certaine dame turque, convoquée de l’extérieur pour faire réussir ce projet démoniaque.

Tout commençait par changer leurs noms, et puis interdire très strictement d’une façon draconienne la pratique de la langue arménienne et surtout les prières en cachette dans la même langue. Les surveillants turcs étaient partout parmi les enfants. Celui qui parlait l’arménien était battu cruellement, de même ceux qui récitaient les prières avant de dormir étaient frappés sauvagement. Même ces quelques enfants de cinq ans, qui durant leur sommeil pleuraient en criant maman ou bien parlaient durant leur sommeil en arménien, étaient rudement battus et tués en succombant à la barbarie.

On appelait ces lieux horrifiques des orphelinats. Ils ne ressemblaient pas du tout aux orphelinats créés par les missionnaires américains ou bien ceux des Danois, qui avaient des missions humanitaires pour sauver les rescapés à n’importe quel prix.

Le rationnement de la journée était une tranche de pain, six olives et deux petits morceaux de fromage. Parfois quelques légumes ou bien des morceaux de fruits en plus durant les jours d’abondance. Ultérieurement, à cause des circonstances difficiles créées par la guerre, le rationnement s’est réduit à juste deux olives par jour par orphelin, sans rien d’autre, les obligeant à brouter du gazon ou bien les racines des arbres, pour pouvoir survivre.

Il fallait survivre avant tout à ces atrocités. Certains faisaient des amis, d’autres essayaient d’organiser des groupes pour s’entraider. Faire tout pour résister, car le mot d’ordre était la survie.

Les matins étaient monotones. La journée commençait par un rassemblement général dans la cour devant le drapeau hissé de l’Empire ottoman, avec le chant à haute voix de l’hymne national. Puis on prenait la présence de ces orphelins avec leurs nouveaux noms turcs. Si jamais quelqu’un oubliait ou bien ne répondait pas à son nouveau nom, c’était équivalent à signer un mandat de mort.

Un jour funèbre a marqué la vie de ces orphelins. Pauvre Zaréh qui, à cause de sa fièvre, a eu du mal à entendre son nom, et s’est attardé à répondre. Il est devenu la première victime devant tous ces amis. Ils l’ont battu jusqu’à sa mort. Il n’avait que sept ans. Il était de Yozgat. Le seul survivant d’une famille de huit personnes passées par l’épée. Maintenant il n’était plus. Il a enfin rejoint ses parents quelque part dans le ciel. Malheureusement le drame ne s’est pas arrêté là, car ceux qui ont déversé des larmes devant cette scène macabre ont eu leur part du sort.

Après quelques années, les vendredis sont devenus des journées dissemblables. Ces jours-ci, les orphelins devraient se ranger en ligne en fonction de leur taille. Des villageois turcs ou même des citadins venaient choisir certains ou certaines pour les adopter, en ayant en esprit de les faire travailler comme domestiques, ou bien d’en faire des « membres de la famille ». Pour les filles, c’était souvent comme femme de ménage et puis comme future épouse à leurs enfants. Les « adoptants » avant de choisir leurs « adoptés » avaient le droit de bien les contrôler. Souvent on les touchait, examinait les dents, leur peau, leur demandait de parler, enfin tout pour faire le meilleur choix.

Les années ont passé, chacun des orphelins a trouvé son sort. Certains se sont évadés, d’autres ont été adoptés contre leur gré, mais certains ont eu un destin plus sombre et n’ont pas survécu à la vie épouvantable dans ces institutions inhumaines de réhabilitation.

Myriam avait des larmes aux yeux. Au prix d’un grand effort, elle s’est accolée à sa fille Zeinab. En l’embrassant une dernière fois, elle a chuchoté d’une voix affectueuse : « Je m’appelais Marie, et je suis arménienne. »

C’étaient ses derniers mots avant de fermer éternellement ses yeux. Ses yeux qui ont vu l’enfer sur terre. Son père et ses frères aînés égorgés, sa mère et ses sœurs violées et puis tuées devant ses propres yeux. Même son petit frère Hovig qui n’avait que six ans n’a pas échappé au même sort que celui de la famille. Leur village entièrement brûlé comme tous les villages agressés. Elle a été sauvée car elle s’est cachée dans la ferme sous les déchets des animaux. Puis l’orphelinat, et puis les années sinistres convertie en turque. Toute sa vie était une page obscure écrite en sang dans l’histoire de l’humanité.

Vivre juste pour ne pas mourir. Vivre en espérant peut-être l’avènement d’un miracle. Myriam n’était pas la seule. Aujourd’hui, selon des sources de bonne foi, plus de quatre millions de Turcs ont des origines arméniennes.

Pourquoi le destin de ces enfants devrait-il être si sombre ? Pourquoi le destin d’un peuple entier devrait-il être si tragique ? Des massacres répétitifs et puis un génocide devant les yeux indifférents de toutes les nations.

108 ans après le Medz Yeghern et la Turquie n’admet toujours pas sa responsabilité, même l’existence du premier génocide du XXe siècle perpétré par ses ancêtres. « Le bourreau tue toujours deux fois, la seconde fois par son silence », avait dit Élie Wiesel, lauréat du prix Nobel de la paix.

Tant que la Turquie n’admet pas et ne fait pas des réparations envers ce peuple, les plaies saignantes ne se fermeront jamais et les larmes de tristesse deviendront sûrement des larmes de résolution, de volonté et d’action.

Tôt ou tard justice sera faite.

Dr Vartkès ARZOUMANIAN

Abou Dhabi

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Allongée dans son lit, ses yeux presque éteints, elle respirait avec difficulté. Myriam avait plus de quatre-vingt-dix ans. Ses dernières heures étaient comptées. Elle a appelé sa fille Zeinab pour lui parler une dernière fois. N’ayant même pas la force de prononcer quelques mots, elle a fermé ses yeux quelques moments, et voilà que sa mémoire l’a transportée dans le passé, dans...

commentaires (2)

Et après on ne fait de nous parler de la Shoa. En Europe il nous casse les pieds avec la Shoah.

Eleni Caridopoulou

21 h 17, le 21 avril 2023

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Commentaires (2)

  • Et après on ne fait de nous parler de la Shoa. En Europe il nous casse les pieds avec la Shoah.

    Eleni Caridopoulou

    21 h 17, le 21 avril 2023

  • Abduct = enlever

    M.E

    06 h 16, le 21 avril 2023

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