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Nos Lecteurs ont la Parole

Souvenirs d’enfance au Liban durant la guerre 75-90

Dans un monde aujourd’hui qui traverse tant de crises, où nous vivons tant de misère, de guerre et de destructions. Tout se répare, sauf la mort...

C’était au courant du mois de juin 1976. J’avais 9 ans. La bataille de Tal el-Zaatar faisait encore rage et le camp palestinien en zone chrétienne était encerclé par les forces phalangistes depuis le mois de mars. Nicolas, mon frère, préparait son départ pour la France.

Nous avions reçu et recevions encore notre lot de bombardements sur notre quartier provenant du camp encerclé. L’entrée des forces syriennes durant ce mois-ci, sous le soi-disant couvert de la FDA (Force de dissuasion arabe), va précipiter la chute du camp au main des phalangistes grâce à l’intervention de l’armée syrienne.

Le camp tomba finalement au mois d’août de la même année. Dans sa Mercedes 200 1969 à double carburateur de couleur grise, avec toit ouvrant, papa nous emmena, mon frère André et moi au grand désarroi de maman, visiter le camp fraîchement libéré mais aussi dévasté. Un champ de ruines, pas plus. Ça sentait encore la mort. Les horreurs de la guerre et ses atrocités demeurent indélébiles dans la mémoire d’un enfant.

Les enfants du quartier, m’incluant faute d’écoles (fermées), allaient suivre des cours de rattrapage chez la famille S originaire d’Alep qui habitait au 7e étage dans un immeuble à deux pas de la maison. Au bas de cet immeuble, il y avait Z l’épicier. Z l’épicier se faisait aider par son épouse qui tenait la caisse. Toujours tirée à quatre épingles, je me souviens encore de ses ongles bien faits, de sa belle manucure, de son chignon et de la cigarette Kent qu’elle fumait. On racontait qu’elle avait des amants et qu’elle trompait son mari. Mais Z avait surtout une fille, une très belle fille, qui venait de temps à autre aider son père dans son négoce. Et cette fille faisait tourner la tête de tous les garçons du quartier, moi le premier, même si elle avait deux ou trois fois mon âge. Z avait aussi un fils et tout le monde remarquait ses manières « efféminées ». À côté du négoce de Z, il y avait Georges, le boucher arménien avec son sarrau blanc taché de sang et son béret noir usé par les années...

Revenons à la famille S. Elle était nombreuse. Quatre filles et quatre garçons. Mariette (une ex-religieuse), Gladys, Norma et Linda. Côté garçons, il y avait Fathallah (Fathi), Rizkallah (Razek), Élias et Jamil, l’aîné. Seul Jamil était marié et ne vivait plus à la maison. Abou Jamil, le papa, était veuf depuis assez longtemps. Abou Jamil était menuisier ébéniste (najjar) et avait son atelier au tournant de la rue.

Nous étions donc tous voisins et assez proches. Dans ce genre de quartier, tout le monde connaît tout le monde. Les gens s’entraident surtout pour éviter que des enfants errent dans la rue où à n’importe quel moment on pouvait recevoir une balle ou un éclat d’obus.

Les enfants du quartier donc allaient chez la famille S pour suivre les fameux cours de rattrapage. Au grand bonheur des parents qui ne pouvaient plus supporter, non seulement la guerre, mais des enfants oisifs et turbulents : Mariette donnait le français, Linda les maths et Gladys l’histoire-géo. Sans courant électrique et donc sans ascenseur, nous faisions la compétition, une horde d’enfants, pour monter les escaliers de 7 étages. Chacun de nous voulant être le premier à y arriver. Nous étions une dizaine ou une douzaine : moi, mon frère André, Pierre (« l’anormal » comme André innocemment le qualifiait, il avait notre âge mais était nain avec une barbe, erreur du médecin traitant endocrino nous raconte-t-on), son frère, je ne me souviens plus de son nom, Pierre B, les deux frères A, Tony et Zouzou, (aujourd’hui à Montréal), les deux frères H également, Roger et Nicolas (aussi à Montréal aujourd’hui) ainsi que Joujou (Georges) C et les deux frères M, Naji (le gros) et Dany (le chétif), les Laurel et Hardy du quartier.

Revenons à Abou Jamil. Tout le monde se moquait de lui. Il avait un gros accent syrien d’Alep. Il était veuf avec huit enfants. Il avait très peur des bombardements et surtout des mortiers qui pouvaient nous tomber dessus à tout moment. Soit dit en passant, le mortier est la plus dévastatrice des armes. Un obus de mortier laisse beaucoup d’éclats en explosant pour tuer ou déchiqueter le plus de personnes possible. Mais surtout, un obus de mortier n’annonce guère son arrivée comme les autres obus (ne siffle pas et ne fait pas de bruit quand il est tiré), donc pas le temps de se cacher ou de s’abriter. Il arrive à l’improviste. Tandis qu’avec un canon normal, on entend son départ, on envisage son arrivée et on a le temps, quelques minutes, de se mettre à l’abri*.

Nous avions chez nous une belle grande table à manger, huit places en bois massif. Ovale, elle avait les pieds ornés de bronze en forme de pattes de lion. Un jour, une des chaises se cassât. Papa était fâché. Il décide d’aller voir Abou Jamil avec la chaise pour la faire réparer. Il m’emmena avec lui. Une fois arrivés chez Abou Jamil, papa lui montre la chaise cassée et lui demande, en arabe : « Hay btsir ya Abou Jamil ? » (Peut-on l’arranger Abou Jamil ?) et Abou Jamil lui répondit, en arabe : « Ya khawaja Georges, kello bissir, ma fi ella el mot ma bissir. » (Monsieur Georges, tout s’arrange, tout se répare, sauf la mort).

Morale de cette histoire ? Je ne sais pas. Je n’en sais rien. Tout ce qui est matériel se brise et se répare. En fait tout se répare. Tout problème a une solution. Kello bissir. Sauf la mort. Quand elle vient nous guetter, quand elle nous surprend, quand elle vient sournoisement et sans préavis nous voler nos êtres les plus chers, il est déjà trop tard. Tel un obus de mortier.

Montréal, Canada

* Tous les enfants de mon âge qui ont vécu la guerre sont de vrais spécialistes en armement. Obus de mortier de 60 mm à 210 mm (zelzal), canon 120 mm, 132 mm, 155 mm, B7 RPG, B10, B12, blindé M113, chars d’assauts américains Sherman et super Sherman ou soviétiques T55 et autres, fusils AK47, M16, FAL, « Mao Mao », khamsmié (canon mitrailleur 500), « Duchka », balles dum-dum, khattat, herrak », etc.

Dans un monde aujourd’hui qui traverse tant de crises, où nous vivons tant de misère, de guerre et de destructions. Tout se répare, sauf la mort...C’était au courant du mois de juin 1976. J’avais 9 ans. La bataille de Tal el-Zaatar faisait encore rage et le camp palestinien en zone chrétienne était encerclé par les forces phalangistes depuis le mois de mars. Nicolas, mon...

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