Au Liban privé des cérémonies traditionnelles officielles de la fête de l’Indépendance, un seul sujet continue de dominer la scène politique, celui de la présidence de la République. Le flou le plus total continue d’entourer cette échéance, notamment au sujet de la date de l’élection et de l’identité du futur président. Une information a toutefois secoué le paysage médiatique. C’est l’ancien ministre Wi’am Wahab qui l’a annoncée, en précisant que le chef de l’armée Joseph Aoun a reçu la semaine dernière Wafic Safa, responsable de l’unité de coordination au sein du Hezbollah. Et pour donner plus de poids à son information, il a assuré que le sujet de la rencontre était politique, non sécuritaire. Wahab a réussi son effet. Les milieux politiques ont commencé à analyser l’information, essayant d’en savoir plus, d’autant que le timing de cette rencontre est encore plus important que son contenu, puisqu’elle intervient au moment où le nom du chef de l’armée circule tout bas comme candidat sérieux à la présidence. De plus, l’information a été lancée au moment où les médias parlent de tensions entre le Hezbollah et le Courant patriotique libre sur fond de bataille présidentielle.
Officiellement, les deux parties concernées, à savoir le commandement de l’armée et le Hezbollah, ont refusé de commenter cette réunion. Il faut dire que même en temps normal, c’est-à-dire loin de la tourmente présidentielle, ce sujet est délicat, sachant que les relations de l’armée avec le Hezbollah sont scrutées à la loupe par les parties occidentales, notamment les États-Unis, dont les aides sont vitales pour la troupe. S’il y a une coordination de facto sur le terrain et s’il y a des rencontres régulières de routine, elles s’inscrivent généralement dans le cadre sécuritaire et les dossiers politiques n’y sont pratiquement jamais soulevés. Ces rencontres routinières deviennent plus fréquentes en période de troubles ou de tensions, et leur fréquence dépend de la situation générale dans le pays. La rencontre qui s’est déroulée la semaine dernière s’inscrit donc dans ce cadre, et des sources concordantes proches des deux parties sont catégoriques sur le fait que les sujets politiques n’y ont pas été évoqués, en particulier l’élection présidentielle. De toute façon, selon les mêmes sources, ce n’est pas ainsi qu’un sujet de cette importance est traité par le Hezbollah, alors que le chef de l’armée ne l’évoque pas non plus avec ses visiteurs.
En dépit de cette affirmation catégorique, les milieux politiques s’interrogent sur les dessous et les intentions cachées dans la divulgation de cette rencontre dans les médias à ce moment précis. Pour les milieux proches du 8 Mars, il est clair que le Hezbollah a voulu, en faisant fuiter l’information dans les médias, envoyer un message au chef du CPL, Gebran Bassil. Ce dernier avait, lors d’une visite la semaine dernière à Paris, ouvertement critiqué la candidature du chef des Marada, Sleiman Frangié, à la magistrature suprême. Il avait même été clair dans son refus d’accepter une telle candidature avant d’ajouter qu’il ne peut pas y avoir d’élection présidentielle sans le CPL. La clarté du rejet de la candidature de Frangié de la part de Bassil et sa conviction qu’il est un acteur incontournable dans la présidentielle ont été interprétées comme un message destiné au Hezbollah pour lui demander de chercher un autre candidat à appuyer. En évoquant la rencontre dans les médias entre le général Joseph Aoun et Wafic Safa, le Hezbollah a peut-être voulu dire à Bassil qu’il serait prêt à chercher un autre candidat, et celui-ci pourrait bien être le chef de l’armée. Or Bassil avait, dans une de ses récentes déclarations, exprimé son manque d’enthousiasme à l’idée d’un amendement constitutionnel qui permettrait l’élection de Joseph Aoun. La médiatisation de la rencontre « Aoun-Safa » marquerait donc l’ouverture d’un nouvel épisode dans les relations entre le CPL et le Hezbollah, qui connaissent des perturbations provoquées par des approches différentes du dossier présidentiel.
En ce qui concerne le Hezb, son secrétaire général, Hassan Nasrallah, a été très clair sur le sujet dans son dernier discours : il faut un président qui ne soit pas sous l’influence des « ambassades », qui n’ait pas peur, qui ne soit pas « achetable » et qui ne poignarde pas la « résistance » dans le dos. Pour le CPL, cette condition est secondaire aujourd’hui en raison des crises multiples qui secouent actuellement le Liban. Le CPL veut aussi un président qui soit courageux et non « achetable » pour poursuivre le combat entamé par son prédécesseur Michel Aoun contre « le système ». Nasrallah n’a pas donné de nom, mais les caractéristiques qu’il a développées correspondaient essentiellement à deux profils, celui du chef des Marada... et celui du chef du CPL. Comme ce dernier n’est pas dans la course (du moins jusqu’à présent), il ne reste donc que Sleiman Frangié. Et c’est pourquoi Bassil a été aussi clair dans son refus de la candidature du leader de Zghorta, tout en insistant sur le fait qu’il est lui-même incontournable dans le choix du nouveau président.
C’est donc dans ce contexte que la rencontre entre le cadre du parti chiite et le patron de la troupe a été divulguée, avec un souci probable de laisser entendre que le Hezbollah commencerait à se rapprocher de Joseph Aoun en vue d’appuyer sa candidature à la présidence. Selon un politicien chevronné, il pourrait s’agir d’une tactique du Hezb pour faire pression sur Bassil, ou d’une simple manœuvre de la part de l’ancien ministre Wi’am Wahab qui aurait voulu mélanger les cartes présidentielles.
Du côté de l’armée, le silence reste total, les responsables militaires refusant de se laisser entraîner dans ce qu’on appelle désormais « le bazar présidentiel ». Ils estiment que dans les circonstances actuelles, en période de crise et de vacance institutionnelle, la priorité est à la sécurité.
Mme Haddad a donc été décorée ?…
10 h 46, le 24 novembre 2022