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Culture - L’artiste de la semaine

Mahmoud Obaïdi, toute une vie dans une valise

Le peintre irako-canadien, dont le travail a été exposé dans les plus grands musées et galeries du monde, présente « Organs of the Outlandish » (« L’organe de l’étrange et du familier ») à la galerie Saleh Barakat.

Mahmoud Obaïdi, toute une vie dans une valise

Mahmoud Obaïdi : son art est devenu son passeport. Photo Mansour Dib

C’est l’histoire d’un homme qui à 18 ans va fuir un pays en guerre et un régime totalitaire. C’est l’histoire d’un homme qui va parcourir le monde à la recherche d’une terre d’accueil. C’est l’histoire des Irakiens en général, rejetés par tous les pays pour des raisons politiques, et celle de Mahmoud Obaïdi en particulier, qui au cours de ses exils forcés va semer tous ses souvenirs en chemin. Il décidera du jour au lendemain d’abord que toute sa vie allait devoir tenir dans une seule et unique valise pour être prêt en cas d’expulsion, ensuite de devenir un des plus grands artistes reconnus dans le monde entier, ce même monde qui lui avait fermé ses portes, 30 ans auparavant…

Une toile mixed media de Mahmoud Obaïdi de sa série « Make War not Love » (270 x 270 cm, 2019). Courtoisie de l’artiste et de la galerie Saleh Barakat

La mort guettait à tous les coins de rue

Né à Bagdad d’un père général dans l’armée et d’une mère écrivaine et poète, il grandit au sein d’une fratrie de cinq et baigne grâce à sa mère dans l’art et la culture. Mahmoud Obaïdi se plonge dès son plus jeune âge dans la poésie, et en particulier dans les œuvres de Badr Chaker el-Sayab et Abdel Wahab el-Bayati. Il ignore encore que la vie lui réserve un parcours flamboyant d’artiste reconnu dans le monde entier. Et pourtant, il avoue aimer dessiner dès l’âge de 12 ans et se souvient d’avoir eu des prix artistiques à l’école : « Ma vie a été depuis mon enfance jalonnée de conflits et de guerres. D’abord la guerre du Nord (la guerre kurde), au cours de laquelle il arrivait à mon père de s’absenter pour 3 mois sans que nous n’ayons aucune nouvelle de lui ; nous vivions son absence et son attente la peur au ventre. Ensuite mon adolescence avec la guerre contre l’Iran, et puis le début de ma jeunesse et mon entrée dans l’âge adulte avec la guerre du Golfe. »

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De la lumière dans la noirceur, de l’espoir au milieu du désespoir

L’équilibre et la sérénité, c’est au sein de sa famille que le petit Mahmoud les trouvait. « Notre vie était un grand paradoxe, reconnaît-il. Certes, il y avait un État et un système, mais les frontières étaient fermées et la mort guettait à tous les coins de rue. Le pays fonctionnait, l’éducation était gratuite et le quotidien était quasi normal, avec toujours un fond de guerre. Les décisions étaient prises au sein de la famille après consentement de mon père et puis imposées par l’ État par la force des choses. » Avec le conflit iranien, à l’aube des années 80, Mahmoud Obaïdi allait désormais se contenter de lire la littérature militaire de son père en raison des sanctions et des restrictions de voyage imposées à l’Irak. « Nous étions coupés du monde extérieur », se souvient celui qui a quand même réussi à accomplir ses études universitaires à l’Université des beaux-arts de Bagdad et à monter sa première exposition personnelle au musée d’art moderne de la même ville. Il s’enorgueillit même d’avoir eu de très bons professeurs à une époque où le pays subissait un embargo et où la génération de Obaïdi (celle des années 80) n’avait accès à aucun mouvement artistique extérieur et étranger. La création était à l’état pur, vierge de l’influence de la plupart des œuvres d’art produites et circulant en dehors de l’Irak. Durant cette période, les artistes irakiens sont divisés en deux groupes, ceux qui produisent des œuvres dans leur pays d’origine et ceux à l’étranger, dont les contacts sont limités par le climat politique. « Même le matériel manquait, raconte Obaïdi. Il nous fallait le produire nous-mêmes. »

Suis-je coupable d’être en vie ?

C’est durant le conflit Irak-Iran que Mahmoud Obaïdi a senti le spectre de la guerre se rapprocher dangereusement. « J’ai perdu beaucoup d’amis d’école décédés suite aux bombardements. Un jour, dans le quartier, la demeure de mon copain fut complètement pulvérisée et ce n’est que par sa chemise que je reconnus son corps dont il ne restait plus rien. » À 18 ans, parmi ses amis partis accomplir leur service militaire, très peu revenaient. « Je commençais à culpabiliser d’être encore vivant, alors que la liste des jeunes disparus s’allongeait et que chaque jour où j’étais encore en vie était comme un cadeau du ciel. » Cet état de guerre constant n’était pas loin de rappeler la situation du Liban, à la seule différence que pour les Libanais, le voyage était permis, les frontières étaient ouvertes et les pays du monde les accueillaient à bras ouverts. Le peuple irakien était pour des raisons politiques un paria, persona non grata. Pour Mahmoud Obaïdi, sortir du pays étais devenu une obsession. Il décida de quitter l’Irak par n’importe quel moyen et réussit à s’enfuir pour la Jordanie. « J’ai vécu des moments très agréables à Amman, raconte-t-il. Je m’étais installé dans un petit studio et m’étais fait beaucoup d’amis. Le peuple jordanien m’avait comblé de son hospitalité, mais le système administratif était plus compliqué. Il me fallait sortir chaque trois mois pour des raisons de papiers et j’ai dû faire face à un énorme problème. Aucun pays n’acceptait de me recevoir, excepté la Thaïlande ; je faisais des allers-retours. Je voulais être régularisé, je décidai alors de présenter ma demande d’immigration pour le Canada. » Installé à Toronto, il obtient sa maîtrise en beaux-arts à l’Université de Guelph ainsi que des diplômes en nouveaux médias et en cinéma à Toronto et à Los Angeles, respectivement.

Le peintre irako-canadien Mahmoud Obaïdi dans son atelier. Courtoisie de l’artiste et de la galerie Saleh Barakat

Un seul bagage

Durant ces multiples déplacements forcés, l’artiste perd toutes ses affaires : ses livres, ses objets personnels, ses vêtements. Il décide alors de ne plus rien accumuler. « À chaque fois que j’achetais un vêtement, un objet, un livre, il me fallait en jeter un à sa place, de telle façon que je préservais toujours le même nombre d’affaires, sans jamais plus entasser. Tout le reste était jetable : les assiettes, les verres, les couverts, tout était en plastique. Je ne gardais plus rien, je m’allégeais pour être plus mobile, et quand bien même j’avais obtenu mes papiers au Canada, chaque dimanche, je rangeais ma valise et la gardais toujours prête, au cas où l’on venait m’expulser de chez moi. » Pour se souvenir des livres qu’il a lus et des CD qu’il a écoutés, il en conservait les titres dans une boîte. « Elle contenait 20 ans de ma vie », soupire l’artiste. En 2003, pensant pouvoir enfin rentrer à Bagdad, s’y installer, ouvrir un studio et raconter son histoire, la bataille de la capitale irakienne éclate. Ses espoirs pulvérisés, il eut la confirmation qu’il ne reverrait sans doute jamais plus sa terre natale. C’est ainsi que son projet Compact Home voit le jour. Il sera composé de 12 boîtes, chacune contenant un livre en métal et chaque livre comportant ce qu’il a amassé durant 20 ans. Pour sortir de son état d’apatride, de cet engrenage compulsif et obsessionnel, Obaïdi s’est d’abord marié sans craindre l’engagement, a eu trois enfants et a décidé que désormais son pays serait là où il porterait ses pénates. La notion de watan (nation) devenait alors très flexible.

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Influencée par la politique contemporaine et caractérisée par un sens de l’humour sardonique, l’œuvre de Obaïdi ne se contente pas d’un seul medium. « C’est le concept derrière une œuvre particulière qui détermine le medium », indique-t-il. Quant aux thématiques explorées, Mahmoud Obaïdi s’intéresse (il ne s’agit pas d’une surprise !) à la guerre, au déplacement et à l’exil, à la perte de l’identité et de la mémoire, à l’oubli, au désespoir et au chagrin, au sens du foyer et de la possibilité d’endurance, au chaos organisé et à des moments particuliers de l’histoire irakienne contemporaine. Mais il ausculte également le massacre des aborigènes au Canada à travers un travail récent exposé à la galerie Saleh Barakat.

Mahmoud Obaïdi

« Organs of the Outlandish »

21 octobre-3 décembre 2022

À la galerie Saleh Barakat, rue Justinien, secteur Clemenceau.

Parmi ses œuvres emblématiques

- Une statue en bronze représentant Saddam Hussein déchu : cette œuvre sans titre suggère que le moment excessivement médiatisé de la chute de cette statue est en soi un monument à la victoire de la « démocratie américaine » en Irak.

- Fair Skies (2010-2013), issu du projet « How Not to Look Like a Terrorist in the Eyes of an American Airport Authority » (2010), ou comment, selon les conseils de l’artiste, un voyageur peut utiliser des cosmétiques et des produits destinés à masquer les caractéristiques physiques associées à l’arabité comme moyen d’éviter une rencontre désagréable avec les agents de la sécurité dans les aéroports aux États-Unis.

- Obaïdi visite et revisite le lancer de deux paires de chaussures au visage de George W. Bush par le journaliste Muntadhar al-Zaïdi en réalisant un portrait de Bush entouré de chaussures dans Farewell Kiss (2012). - Mission accomplie (2013) marque le dixième anniversaire du discours éponyme de George W. Bush sur l’USS Abraham Lincoln, dans lequel le président des États-Unis d’alors annonçait la fin des grands combats en Irak.

Un art voyageur

Le travail de Mahmoud Obaïdi a été exposé dans des musées et des galeries du monde entier. Son travail a été largement exposé, notamment à la Qatar Museums Gallery, à Doha ; au Mathaf-Musée arabe d’art moderne de Doha ; à la Saatchi Gallery de Londres ; au Musée national de Bahreïn ; à l’Institut du monde arabe de Paris ; à la Galerie nationale des beaux-arts de Amman ; au Station Museum of Contemporary Art du Texas ; et au Musée d’art contemporain de Baie-Saint-Paul, au Québec, entre autres. Son travail fait partie de la collection permanente de plusieurs musées, fondations et collections privées importants.

C’est l’histoire d’un homme qui à 18 ans va fuir un pays en guerre et un régime totalitaire. C’est l’histoire d’un homme qui va parcourir le monde à la recherche d’une terre d’accueil. C’est l’histoire des Irakiens en général, rejetés par tous les pays pour des raisons politiques, et celle de Mahmoud Obaïdi en particulier, qui au cours de ses exils forcés va semer tous...

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