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Société - Crise

Au Liban, les fonctionnaires partent en masse, ils ne seront pas remplacés de sitôt

L’effondrement de la valeur des salaires a poussé de nombreux salariés qualifiés à quitter le secteur public. Que se passe-t-il à l’intérieur de l’administration ? Certains postes vacants sont-ils plus cruciaux que d’autres ?

Au Liban, les fonctionnaires partent en masse, ils ne seront pas remplacés de sitôt

Le siège dévasté d’Électricité du Liban à Beyrouth. Photo João Sousa/« L’Orient Today »

« L’atmosphère qui règne parmi les fonctionnaires est terrible », reconnaît Christine, salariée dans un bureau régional du ministère de l’Intérieur. Son nom a été changé afin de lui éviter des représailles pour avoir parlé à la presse. « Dans mon bureau, nous avons réduit nos horaires à un jour par semaine. La chef compte beaucoup sur une seule personne qui traite avec elle directement, les autres ne se déplaçant plus » en raison du coût inabordable du transport. « Bien sûr que cela retarde notre travail. Ce qui prenait trois jours auparavant prend désormais une ou deux semaines. »

La crise qui frappe les employés du secteur public est bien connue : leurs salaires sont versés en livres, et la monnaie nationale s’est dépréciée de plus de 95 % depuis le début de la crise économique, ce qui leur laisse une fraction minime de leurs anciens revenus et entraîne d’innombrables grèves.

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« Le secteur public ne vit même pas », déclare à L’Orient Today Nawal Nasr, directrice du syndicat des employés de l’administration publique. Même si le budget 2022 prévoit de tripler les salaires, cela ne suffit pas à compenser la perte de valeur due à la dépréciation de la monnaie. Quoi qu’il en soit, le nouveau budget n’a pas encore été publié à moins de deux mois de la fin de l’année.

La crise financière a provoqué un exode de la fonction publique, qui concerne principalement ceux qui ont la possibilité de trouver du travail ailleurs ou même hors du pays. Parallèlement, l’embauche dans le secteur public est légalement gelée depuis 2017, ce qui signifie que plusieurs milliers de chômeurs libanais licenciés du secteur privé dans un contexte de grave dépression économique ne peuvent pas trouver de travail auprès de l’État.

Résultat : alors que le Liban entre dans une période de vacances présidentielle et gouvernementale, il semble également pâtir de vide au niveau de multiples postes de fonctionnaires dans des institutions vitales.

Sous le capot

D’un point de vue plus général, il est difficile d’évaluer ce qui se passe dans le secteur public en temps réel, car les données ne sont pas collectées de manière systématique. Différentes sources de données fournissent ainsi des images contradictoires.

Dans le budget 2019, le gouvernement s’était engagé à mener une enquête exhaustive sur le secteur public. Le Conseil de la fonction publique (CSB), l’organe chargé d’administrer les examens de la fonction publique et de créer des listes de candidats qualifiés pour un emploi, a finalement présenté les résultats de son enquête au cabinet à la fin du mois d’août 2022. Celle-ci a permis de recueillir des données sur environ 90 700 personnes travaillant dans les administrations et les établissements publics, dont la majorité, environ 49 500, sont des enseignants des écoles officielles. Toutefois, l’utilité du rapport est atténuée par le fait que quelque 43 administrations et établissements publics n’ont pas participé à l’enquête.

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Parmi les entités qui n’ont pas coopéré, figurent les forces de sécurité, les mastodontes du secteur public. En 2013, l’Institut des finances Basil Fuleihan (IOF) du ministère des Finances estimait qu’en 2011, le gouvernement employait 101 900 militaires et agents de sécurité sur un total de 170 000 personnes travaillant pour l’État. Et selon les données disponibles les plus récentes du ministère des Finances, valables jusqu’en décembre 2021, les salaires des militaires représentaient 67 % de l’ensemble des salaires du secteur public. En d’autres termes, l’armée et les forces de sécurité représenteraient plus de la moitié des employés du secteur public. Cela signifie que les 90 700 enseignants et fonctionnaires répertoriés dans la récente enquête du Conseil de la fonction publique pourraient représenter moins de la moitié du total de l’emploi public. Entre-temps, d’autres estimations ont chiffré le nombre de travailleurs du secteur public global à 350 000. Néanmoins, parmi les dizaines d’administrations et d’établissements qui ont respecté leur obligation de répondre à l’enquête CSB, une tendance s’est dégagée concernant les postes vacants, du moins sur le papier. Les institutions interrogées comptent en effet 28 100 postes permanents figurant dans leurs divers organigrammes. Un peu moins de 20 000 de ces postes sont vacants.

Les mois à venir ne sont pas de bon augure. L’État continue pour l’essentiel de geler l’embauche dans le secteur public. Et le personnel en place continue de déserter la fonction publique, notamment avec près de 2 500 personnes devant atteindre l’âge de la retraite dans les quatre années à venir.

Quels sont les postes vacants ?

Lamia Moubayed, directrice de l’IOF, estime que résoudre le problème n’est pas si simple. Selon elle, il faut commencer par se demander quels sont ces postes, à quoi ils servent et s’il est indispensable de les pourvoir en vue d’atteindre les objectifs de chaque administration. « L’État a besoin d’être performant, de fournir une aide financière, des services publics, des infrastructures et d’autres avantages à sa population. Alors, pourquoi ne pas commencer par là ? Pourquoi dit-on “L’État n’a pas assez de main-d’œuvre” ? Il n’a pas assez de main-d’œuvre pour faire quoi? » demande-t-elle.

Assaad Thebian, responsable de l’ONG Gherbal Initiative spécialisée dans la transparence publique, est d’accord. « Les embauches ne sont pas basées sur les compétences. Voilà pourquoi nous commençons par poser la question suivante : pourquoi ont-ils besoin de 1 000 personnes dans une direction particulière ? Quelle est la description de leur poste et est-ce que le travail pourrait être fait par, disons, 700 personnes ou, au contraire, en aurait-on besoin de 1 200 ? »

Selon Lamia Moubayed, il existe un « mythe » autour des postes vacants dans la fonction publique, dont beaucoup ne posent pas problème en fait. À titre d’exemple, le poste dit « vacant » ne l’est souvent qu’en apparence, il est en réalité occupé par quelqu’un qui n’a pas le titre officiel. D’autres emplois sont effectivement vacants mais peuvent ne pas être particulièrement utiles.

Le rapport du Conseil de la fonction publique au cabinet recommande de supprimer 7 100 postes dans la fonction publique, dont un grand nombre de commis.

Le gel des embauches

L’affaire des postes vacants à large échelle a commencé à être évoquée deux ans avant la crise économique. Après des années de militantisme syndical dans le secteur public, le Parlement a cédé à la pression en 2017 et a adopté la première échelle des salaires du secteur public depuis 1998. La nouvelle échelle a augmenté les salaires et le montant des pensions du secteur public.

Mais dans un contexte d’inquiétude généralisée concernant le déficit budgétaire, le gouvernement a simultanément augmenté les impôts et les taxes pour monnayer la hausse des salaires, d’où un commentaire du Fonds monétaire international estimant que ces mesures étaient, sur le plan fiscal, « globalement neutres. » Le FMI a néanmoins ajouté qu’à l’avenir, les frais de personnel contribueraient à « une nouvelle détérioration de la situation budgétaire ».

Les dépenses salariales étaient, et restent, la catégorie de dépenses la plus importante du gouvernement. Selon Léa Bou Khater, spécialiste du travail, la masse salariale du secteur public représentait 19 % du PIB avant la crise.

Le gouvernement a tenté de faire obstacle à un endettement plus important en instaurant un gel des embauches dans le secteur public afin d’en limiter l’expansion. Ce gel de 2017 est toujours en vigueur.

Nawal Nasr affirme que la loi de 2017 a « rassuré un grand groupe » de salariés du secteur public, mais qu’elle contenait aussi « beaucoup de défauts et d’injustices. »

Dans les mois qui ont précédé l’avènement de la crise économique, la commission parlementaire des Finances et du Budget s’était réunie pour dénoncer « les propos selon lesquels le déficit des finances publiques serait le résultat de la grille salariale », comme l’a déclaré le président de la commission Ibrahim Kanaan en mai 2019. Celui-ci a déploré que les augmentations salariales soient considérées comme responsables d’une grande partie de la dégradation de la situation budgétaire début 2019. Au lieu de cela, il a désigné un autre coupable, « l’emploi illégal en grand nombre », malgré le gel des embauches.

C’était un scandale : le comité a déclaré avoir recueilli des informations auprès du CSB et du Bureau central d’inspection (CIB) montrant qu’environ 1 500 fonctionnaires avaient été embauchés depuis le gel de 2017 dans diverses institutions gouvernementales, en violation flagrante de la loi que le gouvernement lui-même avait adoptée juste un an et demi auparavant.

Quelques mois plus tard, Gherbal Initiative a obtenu un document de la CIB montrant que le nombre d’embauches illégales d’août 2017 à août 2019 s’élevait à 1 460, tandis que 404 autres personnes avaient été embauchées légalement en vertu des exceptions de la loi de 2017.

Cinq ans après l’entrée en vigueur du gel d’embauche, Nawal Nasr assure que le syndicat des employés de l’administration publique ne réclame pas la réouverture des embauches, mais une restructuration administrative. « Certains établissements n’ont plus de raison d’être... et d’autres ont achevé leur mission. Tout ce qui reste dans ces établissements, ce sont des employés qui perçoivent de l’argent », affirme-t-elle. « Il existe des postes en grand nombre qui ne sont plus nécessaires et dont les employés pourraient être transférés à des postes vacants. Une fois les employés existants réaffectés là où ils sont plus utiles, si l’État a toujours des besoins en ressources humaines, la porte aux recrutements externes devrait être rouverte », ajoute-t-elle.

Où va-t-on ?

Un employé de la Direction générale du statut personnel au ministère de l’Intérieur, s’exprimant sous couvert d’anonymat car il n’est pas autorisé à parler à la presse, affirme que son bureau n’a pas accueilli de nouvel employé depuis cinq ans. Le département « se vide » au fur et à mesure que les gens partent à la retraite. À chaque départ à la retraite, le fonctionnaire est remplacé par un autre qui a travaillé à ses côtés et qui est légèrement plus jeune, explique-t-il, mais en général le remplaçant n’est lui-même qu’à quelques années de la retraite. Il soupçonne un stratagème visant à éviter de payer l’intégralité des avantages sociaux associés à certains postes, d’où le fait que certaines personnes sont assignées à des emplois « temporaires ». Le caractère provisoire peut parfois être un statut à long terme, dit-il, ajoutant qu’après plus d’une décennie dans le ministère, il ne bénéficie toujours pas de la Sécurité sociale.

Dans un contexte de chute de la valeur de leurs salaires, certains fonctionnaires prennent des congés non payés du ministère, les utilisant pour chercher un autre emploi. « Chaque fois que quelqu’un part, les autres le félicitent en espérant être les prochains », décrit l’employé.

« Nous perdons les personnes qui sont capables de partir », déclare Nawal Nasr. Les plus jeunes, en particulier, ont souvent plus de facilité à émigrer que leurs collègues plus âgés. « C’est une grande perte pour l’administration publique. Il faut les retenir, il faut leur accorder leurs droits afin de leur permettre, à eux et à leurs familles, de vivre dans la dignité. » Selon elle, le gouvernement commence à sentir la gravité de ces désertions dans le secteur public et la nécessité de négocier plus sérieusement avec son syndicat.

« Il est nécessaire que l’État rouvre la voie aux embauches, affirme Jean Gebran, directeur général de l’Office des eaux du Mont-Liban et Beyrouth, un fonctionnaire de première catégorie. Il nous manque des ingénieurs, des experts et des personnes expérimentées. »

Des quelque 1 100 postes que la stratégie nationale de l’eau estime nécessaires pour cette administration, celle-ci ne compte actuellement que 300 employés. Selon M. Gebran, même 1 100 ne suffiraient pas à couvrir l’augmentation du nombre d’abonnés puisque ce chiffre a été avancé il y a deux décennies.

Mais, ajoute-t-il, même si le processus d’embauche était relancé, personne ne voudra intégrer le secteur public si les salaires ne sont pas actualisés pour tenir compte de la dépréciation de la livre. En effet, il est probable que les employés continueront à quitter l’établissement, dont les salaires plafonnent autour de 100-150 dollars par mois.

Malgré les apparences, cette hémorragie serait probablement plus délibérée qu’il n’y paraît. Le gouvernement s’est publiquement engagé à ce qu’il appelle, par euphémisme, « rationaliser l’emploi dans le secteur public en vue d’améliorer l’efficacité et réduire les coûts » via, entre autres, le maintien du gel des embauches. Il s’agirait notamment de ramener les frais salariaux à 9,1 % du PIB, selon le plan de redressement du gouvernement de 2020, qui attend toujours d’être mis en œuvre dans un contexte de blocage politique. Néanmoins, le plan, qui table sur une diminution du secteur public en raison des départs à la retraite, « permettra de réaliser d’importantes économies », selon le texte.

Nawal Nasr s’oppose à ce que le gouvernement présente les frais de personnel comme des dépenses, affirmant qu’il s’agit plutôt d’investissements dans les services publics. « Ils ne peuvent pas considérer que les traitements et les salaires sont des aides. Chaque employé offre de nombreux services et génère de l’argent. Il donne vie à l’administration publique et à la nation. »

« L’atmosphère qui règne parmi les fonctionnaires est terrible », reconnaît Christine, salariée dans un bureau régional du ministère de l’Intérieur. Son nom a été changé afin de lui éviter des représailles pour avoir parlé à la presse. « Dans mon bureau, nous avons réduit nos horaires à un jour par semaine. La chef compte beaucoup sur une seule personne qui...

commentaires (6)

Quoiqu'il en soit, ce n'est pas plus mal de voir réduire les effectifs de l’état qui sont déjà surchargés. Bon ou mauvais, la majorité écrasante est corrompu comme ceux qui les ont pistonné. La masse salariale doit être réduite a tout prix. Bon vent et bientôt, espérons pouvoir en embaucher sans pistons et sur leurs qualifications.

Pierre Christo Hadjigeorgiou

15 h 58, le 08 novembre 2022

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Commentaires (6)

  • Quoiqu'il en soit, ce n'est pas plus mal de voir réduire les effectifs de l’état qui sont déjà surchargés. Bon ou mauvais, la majorité écrasante est corrompu comme ceux qui les ont pistonné. La masse salariale doit être réduite a tout prix. Bon vent et bientôt, espérons pouvoir en embaucher sans pistons et sur leurs qualifications.

    Pierre Christo Hadjigeorgiou

    15 h 58, le 08 novembre 2022

  • Les bons sont partis, restent les parasites parachutés par les parrains mafieux pour continuer à saigner le pays en gagnant des salaires à ne rien faire pour appuyer les voleurs lorsqu’ils sont menacés par le peuple qui ne veut plus d’eux. Voilà comment on arrive à édifier un état voyou et persister contre vents et marées à le déconstruire et à le ruiner.

    Sissi zayyat

    12 h 36, le 08 novembre 2022

  • Les fonctionnaires qui partent sont ceux qui ont une meilleure employabilité et qui sont souvent les plus compétents, mais également ceux qui ne prennet pas de bakchiche. Il restera donc dans l'administration toute l'ivraie.

    K1000

    11 h 33, le 08 novembre 2022

  • Il y a deux sortes de fonctionnaires d'état: ceux qui travaillent, on un niveau adéquoit de formation et apportent donc une valeur ajoutée, et puis il y a ceux qui sont là juste parce qu'ils sont les fils, frères, GENDRES, cousins, ou petit-cousins de celui qui a vu celui qui connait le député. Ceux qui partent sont les premiers. Ça veut tout dire.

    Gros Gnon

    10 h 49, le 08 novembre 2022

  • Vos données questionnent. Il y'aurait plus de 350,000 fonctionnaires d'Etat sans compter le bourrage des organismes et autres "caisses"

    Lebinlon

    09 h 45, le 08 novembre 2022

  • Ne garder que les fonctionnaires actifs. Plus que 7000, et de loin, doivent trouver un vrai emploi.

    Esber

    08 h 06, le 08 novembre 2022

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