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La nuit de la traduction à Métro al-Madina

La nuit de la traduction à Métro al-Madina

Le 27 octobre, aura lieu à partir de 17h30, à Métro al-Madina, une nuit de la traduction, proposée par l’Institut français du Proche-Orient. Cet événement, qui va rassembler de grands penseurs de la traduction, est organisé autour de deux tables rondes multilingues qui interrogeront l’acte de traduire, avec une acuité particulière au Liban, où l’arabe, le français et l’anglais s’entrecroisent. S’agit-il d’un dialogue entre les langues ou la domination d’une langue par une autre ? Cette démarche aspire-t-elle à un universalisme univoque ou permet-elle de créer un entre-deux-langues qui serait un véritable lieu d’échange ? Comment différencier la création et la « trahison » dans la traduction ? Le premier débat, intitulé « Philosophie, langues et traduction », rassemblera Barbara Cassin, de l’Académie française et Souleymane Bachir Diagne, professeur de philosophie et de français à l’Université Columbia, dont le dernier ouvrage paru est De langue à langue. L’hospitalité de la traduction (Albin Michel, 2022). Nibras Chehayed participera également à cette rencontre. Chercheur à l’IFPO, il est spécialiste de littérature carcérale syrienne, et a dirigé la traduction d’une partie du Dictionnaire des intraduisibles de Barbara Cassin. La seconde table ronde « De l’arabe au français, du français à l’arabe » présentera trois projets novateurs de traduction dans le monde arabe, avec Farouk Mardam-Bey de la collection Sindbad chez Actes Sud, Sâadia Agsous du Livre des deux rives, Nadine Touma qui dirige la maison d’éditions Dar Onboz, et Maya Zebdawi du magazine Kohol.

Philologue, philosophe et spécialiste de la philosophie grecque, Barbara Cassin a publié de nombreux ouvrages dont le Vocabulaire européen des philosophies : Dictionnaire des intraduisibles (Seuil, 2004) et Éloge de la traduction (Fayard, 2016).

Qu’entendez-vous par ce que vous appelez les « intraduisibles » ?

Il s’agit de s’intéresser à ce qu’on ne comprend pas. Ce n’est pas opaque, mais c’est plutôt à éclaircir sans cesse. Je définis l’intraduisible non pas comme ce qu’on ne traduit pas, mais comme ce qu’on ne cesse pas de (ne pas) traduire, ce sur quoi il faut revenir. Ce sont des symptômes de la différence des langues.

Comment envisagez-vous la tension entre la démarche de la traduction et le globish ?

Le Dictionnaire des intraduisibles a deux adversaires : le globish et le nationalisme ontologique, c’est un combat extrêmement européen. Une de mes phrases fétiches, prononcée ou non par Umberto Ecco, est que « la langue de l’Europe c’est la traduction ». La langue du monde est-elle la traduction ? Je n’en suis pas sûre. Je ne peux pas dire par exemple que la langue de l’Ukraine, c’est la traduction ; pour l’instant, c’est l’ukrainien.

Dans votre Éloge de la traduction, comment expliquer la dimension déterminante des homonymies, des amphibologies, des équivoques ?

La traduction, c’est pour moi un savoir-faire avec les différences : ce qui m’intéresse est de travailler la diversité des langues, et donc d’envisager la manière dont chaque langue est constituée. Or l’identité d’une langue repose notamment sur ce qu’on appelle, vu de l’extérieur, des homonymies, quand il s’agit de sémantique, et des amphibologies, pour les structures syntaxiques et grammaticales. Une phrase de Lacan à propos de l’Inconscient, que je transpose aux langues en général, m’a paru très éclairante. « Une langue, entre autres, n’est rien de plus que l’intégrale des équivoques que son histoire y a laissé subsister ». La philosophie, depuis Aristote, s’est assignée pour tâche de dissiper les équivoques, pour les rendre inopérantes et non dangereuses, en particulier celles du verbe « être ». Les catégories d’Aristote ont pour but de différencier les sens de l’être : la prédication (Socrate est blanc), l’existence (Socrate est), et tout l’ensemble des catégories qui permettent de classer les attributs, quantité, qualité, relation, modalités, etc.

Ce sont ces confusions, ces conglomérats qui font la structure d’une langue ; par exemple il est clair que le grec comporte un nœud autour du verbe « être », et c’est cela qui, pour le linguiste Émile Benveniste comme pour le philosophe Martin Heidegger, lui confère sa « valeur » philosophique. La philosophie a lieu au sein de cette confusion-là, qui détermine l’« ontologie », la science de l’être.

Ce qu’on appelle couramment homonymes aujourd’hui, ce sont plutôt des homophones. Mais il y a peu de vrais homonymes, c’est-à-dire de mots identiques qui ont un sens différent ; en français on peut prendre l’exemple du mot rame, une rame de navire et une rame de papier : les deux mots viennent de deux langues différentes, le latin et l’arabe, si bien que les deux sens n’ont rien à voir. Mais souvent, c’est du point de vue d’une autre langue qu’un terme est homonyme. Ainsi pour logos en grec, qui désigne un « rapport », y compris mathématique, une mise en relation, et qu’on traduira en français tantôt par discours ou langage, tantôt par raison. Ce terme est homonyme du point de vue du français, certainement pas du point de vue du grec.

Quel est le lien entre langue et nationalisme ?

Je crois que chaque langue a sa manière de saisir le monde. Le problème commence quand on croit que sa langue, sa vision du monde, sont les seules possibles. « Ma langue, c’est la raison même » si bien que les autres seront des « barbares », balbutiant, aussi bien sur le plan de la langue que de l’intellect. L’essence du nationalisme, c’est de se considérer comme universel, et en tout cas supérieur. Cela transparaît dans un certain nombre de textes grecs ou portant sur la langue grecque, sur la langue allemande qui serait son authentique héritière, mais aussi dans des textes comme ceux de Rivarol où la langue française est présentée comme la « langue du monde ».

Dans votre Éloge de la traduction, comment se situent les nouveaux outils numériques de traduction comme google translate ?

Tout évolue très vite. La traduction non plus seulement assistée, mais faite par ordinateur, peut être perçue comme extraordinaire, il y a google translate, deepl, et aussi un moteur français, systran. La traduction obtenue est dite « neuronale », comme si l’ordinateur était un cerveau, celui d’un enfant qui apprend. Les résultats s’améliorent tous les jours car de nouveaux textes sont engrangés et les erreurs sont répertoriées et corrigées. Encore faut-il savoir avec quoi nourrir l’ordinateur, choisir les corpus intéressants, car son « intelligence » et ses performances en dépendent. Cela ne signifie nullement que l’on se passera d’intelligence traductrice humaine. Je vois les traducteurs que nous sommes comme des lanceurs d’alertes, pour détecter les fautes -souvent liées aux homonymies- et les biais, précisément ce que la machine ne sait pas faire.

Pourquoi terminez-vous votre Éloge de la traduction par une citation du Théétète, « Et toi, il te faut supporter d’être mesure » ?

Ce qui me plaît dans la phrase de Protagoras n’est pas tant le souci de la mesure que celui du « Et toi », c’est-à-dire que chacun doit juger : je pense vraiment que, en tant que professeure, et que chercheuse, ce que je peux faire de mieux, c’est d’inciter les gens à juger par eux-mêmes. L’appel au jugement de chacun est un acte politique.

Je suis heureuse de pouvoir me rendre au Liban ce mois-ci, ce pays me semble extraordinaire du point de vue des langues, des confessions, des possibilités, et par ailleurs terrifiant par rapport à son histoire la plus récente. Je voudrais comprendre. Un premier volume de mon Dictionnaire des intraduisibles a été publié au Maroc en arabe, sous la direction d’Ali Benmakhlouf, et nous travaillons actuellement sur une suite de l’édition en arabe grâce notamment à Pauline Koetschet et Guillaume de Vaulx, je m’en réjouis.  

La nuit de la traduction au Festival : « Autour de la traduction », jeudi 27 octobre de 17h30 à 20h (Métro al-Madina).

Le 27 octobre, aura lieu à partir de 17h30, à Métro al-Madina, une nuit de la traduction, proposée par l’Institut français du Proche-Orient. Cet événement, qui va rassembler de grands penseurs de la traduction, est organisé autour de deux tables rondes multilingues qui interrogeront l’acte de traduire, avec une acuité particulière au Liban, où l’arabe, le français et l’anglais...

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