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En attendant que les larmes se transforment en ailes

Le 16 décembre dernier, l’Institut du monde arabe (IMA) à Paris accueillait neuf poétesses de Gaza…

En attendant que les larmes se transforment en ailes

Tayseer Barakat, Le Retour du guerrier, 2012. D.R.

Si le monde n’avait pas été ce qu’il est, nous aurions eu la chance de les voir en chair et en os, de les entendre nous déclamer elles-mêmes leurs magnifiques poèmes.

Mais si elles n’étaient hélas pas présentes sur la scène, leurs mots étaient bien là, grâce à la Bibliothèque de l’IMA qui avait prévu cette session exceptionnelle dans le cadre de ses « Samedis de la poésie ». À travers ces séances organisées le dernier samedi de chaque mois jusqu’à juin 2024, et animées par Farouk Mardam-Bey (directeur de la collection Actes Sud/Sindbad), la Bibliothèque entend montrer la place très particulière que la poésie occupe au sein de cette aire géographique (n’oublions pas que les récitals de poésie sont capables jusqu’à maintenant d’y remplir des salles entières), et souligner « aussi bien l’originalité que l’universalité de cette précieuse poésie arabe ».

Au regard de l’actualité que nous traversons, cette session « Poèmes pour Gaza » revêt une importance unique, comme une « preuve de vie » arrachée aux décombres, à un moment où l’entreprise de destruction en cours à Gaza vise également à annihiler le patrimoine culturel palestinien.

Cette annihilation se produit tantôt en visant directement les artistes, comme l’atteste l’assassinat ciblé, au cours des dernières semaines, de deux figures de la poésie palestinienne, à savoir Hiba Abou Nada et, plus récemment, Rifaat Alareer.

Dans un texte publié en hommage à ce dernier dans la revue Contretemps, et sobrement intitulé « Il n’y a pas de poèmes de destruction massive », Stathis Kouvélakis écrit : « Le caractère génocidaire de l’assaut que mène Israël ne se mesure pas seulement au nombre de mort·es, de blessé·es, aux destructions des infrastructures, du bâti, aux déplacements massifs de population, à la terreur quotidienne. L’une de ses dimensions essentielles est la destruction de la culture du peuple palestinien, l’arasement de son patrimoine, la destruction de ses institutions, l’assassinat de celles et ceux qui en sont les représentant.es éponymes. » Et plus loin : « La bibliothèque publique de Gaza a été réduite à un amoncellement de gravats, ainsi que le principal centre d’archives qui abritait des documents remontant à plus d’un siècle. »

Puisant dans une anthologie plus large (réunie par le poète et romancier gazaoui Mohamed Taysir), les organisateurs ont concentré leur choix sur les œuvres de jeunes poétesses, toutes âgées de vingt à trente ans.

Leurs profils varient grandement, de par leurs formations ou les différents métiers qu’elles exercent – l’une est ingénieure chimiste, une autre étudiante en management, une troisième traductrice, etc. – mais ce qui les réunit, c’est l’envie de s’exprimer en poésie sur toutes sortes de supports (revues, blogs, voire édition pour les plus chanceuses).

Voici leurs noms par ordre de passage: Duha al-Kahlout, Muna al-Musaddar, Marwa Atiyya, Hiba Sabri, Elena Ahmad, Nimat Hassan, Enas Sultan, Hind Joudeh, Fatima Mahmoud Ahmad.

Comme l’a souligné Farouk Mardam-Bey dans sa présentation, ces poèmes ne sont pas, loin s’en faut, de simples « professions de foi patriotiques », mais bel et bien des créations poétiques où « les soucis collectifs n’étouffent jamais les désirs individuels les plus intimes, et où le singulier se hisse toujours à l’universel ». Compte tenu de leur âge et du rythme auquel se sont succédé les opérations menées par l’armée d’occupation contre Gaza (2009, 2012, 2014, 2018 et 2023), toutes ces jeunes femmes n’ont quasiment rien connu d’autre que la guerre, et le quotidien qu’elles décrivent en est évidemment marqué. C’est à ce titre qu’on peut parler d’une poésie « de résistance », pas tant parce qu’elle s’inscrirait dans une démarche militante explicite (au contraire, la légèreté et l’humour y sont souvent présents), mais dans le sens où survivre, c’est déjà résister…

Dans sa simplicité – faire entendre d’abord la traduction française, lue par Farida Rahouadj, puis le texte en arabe, lu par Darina al-Joundi, lectures accompagnées d’improvisations au ‘oud par Qaïs Saadi –, le dispositif utilisé a permis une très belle mise en valeur des poèmes, déclamés à tour de rôle par les deux actrices, dans une interprétation très sentie. Ce sont ainsi les mots des poétesses qui ont traversé avec force l’auditoire venu assister en nombre, et se sont imprimés avec force dans sa conscience.

Il faudrait tout citer, mais on retiendra par exemple, dans « À propos de mon enfance » d’Elena Ahmad, l’image puissante d’une petite fille tétant les seins de sa mère tour à tour, comme si son inconscient lui soufflait que s’ils sont deux, c’est que l’un d’eux doit nécessairement incarner son défunt père.

Ou bien la lecture du poème de clôture, « Lamentation classique sur la terre de Palestine », dû à Fatima Mahmoud Ahmad (victime à deux reprises d’obus israéliens, l’un qui l’a frappée directement dans sa chair, l’autre qui l’a touchée à travers l’un de ses enfants). La poétesse commence par se dire différente de tous ceux et celles qui n’ont pas l’acuité de regard que produit la condition de mère :

Vous n’êtes pas comme moi

Toi ici, tiré à quatre épingles, tu n’es pas comme moi

Ou bien toi, là-bas, la dame à la robe, tu n’es pas comme moi

Mes yeux sont différents des vôtres

Car j’ai des villes qui m’attendent

Car j’ai un amour qui ne s’éteint jamais (…)

Je suis l’herbe sauvage

Mais vous, qui êtes-vous ?

Dans le même poème, elle exprime, elle qui comme beaucoup d’habitants de Gaza est déjà une réfugiée, sa nostalgie pour la terre de Palestine. C’est une émotion indicible qui s’empare de l’assistance lorsque l’immense Darina al-Joundi, voix rauque et index brandi, égrène les noms arabes des villes palestiniennes – Laissez-moi souffrir, ô villes… Bisan ! Al-Karmel ! Safad ! Al-Quds (Jérusalem) ! Al-Khalil (Hebron) ! Al-Nacerah (Nazareth) ! – auxquelles la poétesse rêverait d’être réunie lorsque, espère-t-elle, « les larmes auront des ailes… »

Si le monde n’avait pas été ce qu’il est, nous aurions eu la chance de les voir en chair et en os, de les entendre nous déclamer elles-mêmes leurs magnifiques poèmes.Mais si elles n’étaient hélas pas présentes sur la scène, leurs mots étaient bien là, grâce à la Bibliothèque de l’IMA qui avait prévu cette session exceptionnelle dans le cadre de ses « Samedis de la...

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