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Ray Jabre Mouawad, son Liban en perspective

Ray Jabre Mouawad, son Liban en perspective

D.R.

L’éveil au syriaque

Durant les tumultueuses années de la guerre au Liban, une opportunité unique se présente à Ray Jabre Mouawad, docteure en histoire, membre fondateur de l’Association pour la restauration et l’étude des fresques médiévales du Liban (AREFML), et rattachée au Centre de documentation et de recherches arabes chrétiennes (CEDRAC) de l’université Saint-Joseph : celle d’explorer l’apprentissage du syriaque à travers des cours du soir dispensés par un moine antonin à proximité de sa résidence. Cette expérience linguistique lui ouvre les portes de la richesse littéraire de la langue syriaque, partagée par différentes communautés chrétiennes en Irak, en Turquie, en Syrie et au Liban.

Au cours de ses lectures, un auteur maronite du XVe siècle retient son attention : Gabriel (Jibra’il) Ibn al-Qila‘i, originaire de Lehfed dans la montagne de Jbeil. Remarqué par un missionnaire franciscain de passage, il fut envoyé étudier à Venise et à Rome, et ne revint au pays que vingt-deux ans plus tard. Il a écrit des dizaines de lettres et de poèmes en syriaque, et plus fréquemment en karshuni, l’arabe que les chrétiens écrivaient en lettres syriaques. Certains de ses écrits demeuraient encore inédits. Deux lettres d’Ibn al-Qila‘i piquèrent en particulier sa curiosité car il les adressait au « Mont Liban ». Quel sens pouvait bien revêtir cette référence ? Existait-il déjà, au XVe siècle, un espace géographique auquel les Maronites s’identifiaient ? Désireuse d’en apprendre davantage, Ray entreprit l’édition et la traduction des deux lettres que le maronite écrivit après son retour. On y découvre un homme en proie à la colère, déchiré, à l’instar de nombreux Libanais, entre sa culture d’origine ancrée dans le monde rural, montagnard et villageois, et une culture occidentale acquise à l’étranger. Il y critiquait vertement le clergé et la société maronite de son temps et évoquait leurs rapports, conflictuels (bien entendu !), avec d’autres communautés chrétiennes et musulmanes du Liban.

Les Maronites chrétiens du Liban

Après cela, Mouawad était sollicitée pour écrire le volume sur les Maronites dans la collection « Fils d’Abraham », éditée en Belgique. Le but de la collection était, comme son nom l’indique, de faire connaître les descendants d’Abraham, juifs, musulmans et chrétiens. La structure de la collection dans son ensemble était bien précise : histoire, doctrine, anthologie de textes, liturgie et organisation de cette communauté. Elle releva le défi avec enthousiasme. Ce recueil rend compte d’un état presque invariable des Maronites, depuis leurs origines jusqu’à nos jours, que l’auteure observe à la fin de son livre en citant Y. Samya : « On ne doit pas traiter l’Église maronite de martyre comme si elle avait toujours été persécutée. On ne doit pas dire non plus qu’elle est combattante, comme si elle avait toujours vécu les armes à la main. Mais c’est un fait que tout au long de son histoire et à l’exception de quelques courtes périodes de répit, les Maronites sont restés toujours sur le qui-vive… On pourrait dire que le ‘‘mal-être’’ est la condition historique de la Maronité. » Leur histoire commença avec leur fondateur, un ermite, Maron de Cyrrhestique (région située au nord-ouest d’Alep) qui vécut au IVe siècle. Il opta pour un mode de vie érémitique en plein air, choisissant de vivre en hypèthre, en faisant face directement aux caprices du climat, sans abri, toutefois « à l’abri de la vaine gloire des hommes ». « Maron guérissait les corps débiles… donnait des leçons de chasteté… apprenait la justice… corrigeait les dérèglements… secourait la nonchalance. » Depuis, l’auteure raconte les péripéties que traversèrent les disciples de Saint Maron, adeptes et fidèles à travers des textes choisis  ; de la doctrine monothélite à leur association aux latins, de l’architecture troglodyte de leurs ermitages aux monastères édifiés en pierre et bois, de leurs combats dans la montagne libanaise aux figures lumineuses de Saint Charbel, Sainte Rafqa et le Bienheureux Ne‘metallah, des maronites considérés depuis les Croisades comme « fer de lance du catholicisme sur le plan doctrinal » à ceux qui devinrent plus tard, au XIXe siècle, le « fer de lance de la renaissance arabe », de Sarkîs al-Rizzî qui réalisa la toute première impression en Orient en 1610 (Les Psaumes de David imprimés au monastère de Quzhayya) à Charles Corm et Georges Naccache, pour n’en citer que quelques-uns.

Les Abillama, émirs du Metn

Le livre suivant porte sur les émirs Abillama et résulte d’une collaboration avec l’archéologue Levon Nordiguian. À l’époque ottomane, les Abillama druses étaient détenteurs de la province entière du Metn. À la demande de membres de cette famille, Ray Jabre Mouawad s’est lancée dans l’écriture de l’histoire de ses différentes branches, partant à la découverte d’un monde féodal, montagnard, combatif, autrefois dominé depuis Deir al-Kamar par les émirs Maan, puis les émirs Chéhab. Les Abillama ont érigé de magnifiques sérails à Salima, Broumana, Baskinta, Mtein, Bikfaya, dont il ne reste parfois que les portails et des inscriptions énigmatiques sculptées dans la pierre ou le marbre. À travers les siècles, les seigneurs de ces contrées ont encouragé la migration de chrétiens sur leurs terres, favorisant la fondation de nombreux monastères qu’ils considéraient comme des centres de développement. L’interaction fascinante entre deux mondes dans le Metn et le Chouf, entre druzes et chrétiens, a conduit à la conversion des Abillama au christianisme dans la première moitié du XIXe siècle.

Icônes et églises de Tripoli

La plus récente publication porte sur les icônes et églises de Tripoli (et du Koura). Cet ouvrage résulte de longues années de travail dans les églises à fresques médiévales du Liban. Dans son introduction Ray Jabre Mouawad décrit sa première vraie rencontre avec les icônes, « images naïves et solennelles qui content des histoires de saints cavaliers, de dragons vaincus, de Mère de Dieu tendres ou pensives, et de Jean-Baptiste hirsutes et redoutables ». Historiquement, l’art de l’icône connut un développement remarquable dans le diocèse orthodoxe de Tripoli entre le XVIIe et le XIXe siècle. Après l’ère mamelouke, « prêtres et évêques avaient été en mesure de restaurer leurs églises et, à défaut de la fresque dont la maîtrise technique s’était perdue, s’étaient tournés vers l’icône… Chaque icône avait une fonction précise dans la communication avec l’au-delà, chacune correspondait à une célébration liturgique dans l’année. » Le livre explore l’art de l’icône dans le diocèse orthodoxe de Tripoli, à une époque de prospérité relative des chrétiens dans l’Empire ottoman. L’auteure a tenté de reconstituer l’histoire de cinq peintres d’icônes qui venaient, entre autres, d’Alep, de Jérusalem ou de Crète. Elle décrit les œuvres de Neemet et Hanania al-Mousawwir, de l’humble Hanna al-Qudsi, du mystérieux évêque de Tripoli Parthénios et du fameux Michel le Crétois qui a ouvert un atelier à Tripoli entre 1815 et 1820, tout en évoquant la société prospère de Tripoli et du Koura qui soutenait financièrement la création d’icônes. Ce livre offre une perspective unique sur l’art des icônes melkites, mettant en valeur la richesse du patrimoine religieux conservé dans les églises de Tripoli, Enfé et Koura.

Ray Jabre Mouawad résume en fin de compte : « j’ai toujours cherché à cerner l’histoire du Liban à travers son patrimoine culturel. Que ce soit à travers des œuvres littéraires comme les textes d’Ibn al-Qila‘i que je me suis employée à traduire, les inscriptions des beaux sérails druses du Metn décrits et photographiés par mon collègue Levon Nordiguian, ou celles des icônes du diocèse de Tripoli, j’ai perçu avec le temps une culture unique, pluricommunautaire qui témoigne de la dynamique remarquable de ce coin d’Orient qu’est le Liban. ».

Icônes et églises de Tripoli - Liban de Ray Jabre Mouawad, Dergham, 2023, 236 p.

Les Abillama, émirs du Metn : histoire et palais de Ray Jabre Mouawad et Lévon Nordiguian, An-Nahar, 2012, 304 p.

Les Maronites chrétiens du Liban de Ray Jabre Mouawad, Brepols, 2009, 268 p.

Lettres au Mont-Liban par Gabriel ibn al-Qila‘i (XVe siècle) de Ray Jabre Mouawad, Paul Geuthner, 2001, 306 p.

L’éveil au syriaqueDurant les tumultueuses années de la guerre au Liban, une opportunité unique se présente à Ray Jabre Mouawad, docteure en histoire, membre fondateur de l’Association pour la restauration et l’étude des fresques médiévales du Liban (AREFML), et rattachée au Centre de documentation et de recherches arabes chrétiennes (CEDRAC) de l’université Saint-Joseph :...

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