Alors que la reconstruction d’après-guerre était en cours au début des années 1990, des membres de l’Union des handicapés du Liban (LUPD) avaient manifesté à Aïn el-Mreissé, où la corniche était reconstruite sans tenir compte des critères d’accessibilité. Dans un acte de « guérilla urbanistique », les militants avaient alors installé par leurs propres moyens une rampe, mais en avaient payé le prix. Ils avaient été malmenés et arrêtés par les forces de sécurité, raconte Sylvana Lakkis, présidente de la LUPD.
Trente ans plus tard, certains points de la corniche sont dotés de rampes d’accessibilité, mais une grande partie de Beyrouth reste plus que jamais difficile à parcourir pour les piétons – et pas seulement pour les personnes en fauteuil roulant, les parents avec leurs poussettes ou les personnes âgées.
« Il existe différents facteurs qui font que notre ville n’est pas si facile à parcourir à pied, du moins dans certaines de ses parties », explique Maya Abou Zeid, professeure associée de génie civil à l’AUB et cochercheuse principale d’un projet conjoint MIT-AUB visant à recommander des améliorations de la marchabilité de Beyrouth. « Soit les trottoirs sont absents, soit ils sont étroits et entravés d’obstacles, ou alors discontinus », précise-t-elle.
Dans un document de travail non publié réalisé au cours de l’été, Mme Abou Zeid et ses collègues ont étudié le réseau de rues d’une grande partie de Beyrouth, allant de la Quarantaine et Mar Mikhaël à l’Est, en passant par le centre-ville, jusqu’à Raouché à l’Ouest. Ils ont constaté que sur près de 6 % de la longueur des rues de la zone étudiée, il n’y avait pas de trottoirs. Tandis que sur 18 %, les trottoirs étaient obstrués de façon permanente par des réverbères, des panneaux de signalisation, des arbres, des parcmètres, etc. Là où les trottoirs existent, ils sont divisés en petits segments dans les endroits où les propriétaires d’immeubles ont aménagé des entrées. « Ils doivent permettre aux voitures d’accéder aux sous-sols, etc. », explique l’architecte Soha Mneimné.
L’accessibilité des trottoirs et des routes de la capitale n’est pas une question de niche, martèle Mme Lakkis. Elle touche tout le monde, y compris les personnes âgées et les familles avec enfants. Le manque d’accessibilité des trottoirs est également un problème de sécurité dans un pays où la sécurité routière a été décrite par la Banque mondiale comme « l’une des pires au monde ». Près de 40 % des personnes tuées sur la route au Liban sont des piétons, selon l’Organisation mondiale de la santé.
« Certaines anomalies se banalisent »
Malgré une forte densité de population et des quartiers aux usages variés – deux facteurs généralement associés à un trafic piétonnier important –, le document de travail du MIT-AUB relève que la capitale compte beaucoup moins de piétons et de cyclistes qu’on ne le croirait. Les obstacles à la circulation à pied dans Beyrouth sont nombreux, notamment la conception du réseau routier, l’absence de transports publics organisés ou d’espaces verts adéquats, et le fait que les infrastructures piétonnes sont souvent bloquées par des obstacles non permanents, tels que les voitures garées, les motos et les tables de café/restaurant.
Les voitures garées à cheval sur le trottoir relèvent, d’un côté, d’un problème d’application de la loi puisque les automobilistes sont rarement verbalisés pour cela. « Certaines anomalies se banalisent parce que l’on n’y prête plus attention », estime Tammam Naccache, expert en transport et directeur associé chez Team International.
À un autre niveau, la dépendance des Beyrouthins à la voiture est pointée du doigt. En 2018, la capitale comptait 627 voitures pour 1 000 personnes, selon des recherches menées par Adib Haydar, urbaniste à l’Université libanaise. Un chiffre en hausse par rapport aux 424 voitures pour 1 000 personnes en 2012. Ces véhicules, comme les plus de 300 000 qui entrent à Beyrouth chaque jour, génèrent une demande de 829 000 places de stationnement, selon les estimations de M. Haydar. Celui-ci constate que Beyrouth consacre près de 6 % de sa surface aux parkings, ce qui représente le triple de la superficie des espaces verts de la ville et reste malgré tout insuffisant. Ce chiffre n’inclut pas l’espace utilisé pour le stationnement sur la voie publique qui, dans certaines rues, occupe les deux tiers de la chaussée.
« Beyrouth n’offre pas une bonne expérience piétonne, ses rues ne sont pas sécurisées, n’ont pas de trottoirs, et quand ils existent, ceux-ci sont occupés par des voitures garées », écrit Haydar. Et plus il est difficile de marcher dans les rues, plus on utilise sa voiture, et vice versa…
Résistances de la municipalité et des commerçants
L’amélioration de la marchabilité sera une longue bataille. En 2013, une étude majeure financée par le gouvernement français et la région Île-de-France a établi un plan de couloirs piétonniers à travers la ville, mais il n’a jamais été mis en œuvre en raison de l’opposition du conseil municipal de Beyrouth, qui s’inquiétait d’un effet potentiel sur le trafic automobile, explique M. Naccache. « La façon actuelle de penser, dont nous ne nous sommes pas encore vraiment débarrassés, est que le droit de passage est accordé en priorité à la voiture, en circulation ou garée, et s’il reste quelque chose, nous l’appelons trottoir », ironise-t-il.
Une intervention à petite échelle soutenue par l’AUB – qui a supprimé une voie de stationnement d’un segment de 408 mètres sur la rue Jeanne d’Arc à Hamra pour élargir le trottoir et fournir un espace sans obstacle de 1,5 mètre de large – a nécessité trois ans de pourparlers avec la municipalité avant que la mise en œuvre puisse commencer. Sa réalisation a coûté 2 millions de dollars. Bien que les piétons soient satisfaits de l’amélioration, Mme Abou Zeid assure qu’il y avait au départ une résistance de la part des commerces environnants qui, dans de vieux quartiers tels que celui-là, ne disposent pas de parkings souterrains. Pourtant, l’expérience montre que des rues plus praticables sont meilleures pour les commerces. Mais encore faut-il les convaincre.
En attendant des réformes de lois qui rendraient ces mesures plus courantes, Sylvana Lakkis révèle que la LUPD travaille avec Libnor pour développer des normes d’accessibilité spécifiques aux voies publiques et aux trottoirs. Cependant, le processus est lent en raison des nombreux conflits d’intérêts entre institutions.
Un cauchemar pour les piétons seulement? Et les automobilistes, alors? Je vous convie d'aller faire un tour en ville, là où vous voudrez! Et essayez de manoeuvrer entre les voitures arrêtées en double file, les mobylettes qui tournent autour de vous comme un essaim d'abeilles et dans tous les sens, et vous m'en direz des nouvelles, de cette ville bordélique et déglinguée!
15 h 43, le 11 octobre 2022