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Société - Urbanisme

Au lieu de raccorder la ville, les routes principales de Beyrouth la divisent

Pour beaucoup, la capitale est scindée depuis la guerre civile de 1975. En réalité, les axes routiers conçus bien avant cette date contribuent à cet état de fait, bien qu’ils aient été pensés pour plus de connexion.

Au lieu de raccorder la ville, les routes principales de Beyrouth la divisent

L’intersection du boulevard Béchara el-Khoury et de la Corniche el-Mazraa, en 1984. L’hippodrome de Beyrouth est visible en arrière-plan. Photo d’archives L’OLJ

Une récente proposition visant à diviser Beyrouth en deux municipalités ne semble pas avoir suscité beaucoup d’intérêt, alors que la capitale est depuis longtemps divisée physiquement, même si elle ne l’est pas administrativement. Plutôt que de former des réseaux de connexion, ses routes s’érigent en effet souvent en barrières.

Ghadi Bou Samra, animateur, avait l’habitude de faire la navette entre Hamra et Sodeco, une distance de 3 à 4 kilomètres qui aurait pu être parcourue à pied. Mais il n’existe pas de chemin direct qu’il aurait pu emprunter, car les voies piétonnes sont coupées par l’imposant pont du Ring. Alors, il prenait un taxi. Sur le chemin du retour, il devait sillonner des routes très fréquentées, de Sodeco à Monnot, du centre-ville à Hamra. Une fois, il a fait l’erreur de promener son chien dans la zone proche du Ring : « J’ai dû le porter sur certains tronçons, parce que c’était beaucoup trop dangereux », raconte-t-il.

La dangerosité de la ville pour les piétons, l’animateur de podcast Ronnie Chatah, qui a organisé pendant 15 ans des tours de Beyrouth à l’intention de touristes, en sait lui quelque chose. « Le plus grand défi pour moi était d’essayer de trouver des rues adaptées aux piétons afin que les groupes puissent traverser la ville à pied », dit-il.  « Je n'ai jamais voulu risquer la vie de quiconque en empruntant le tronçon qui va de Spears à Achrafieh, à cause du Ring », ajoute-t-il à titre d'exemple. Mais il a continué à essayer de trouver de nouveaux itinéraires, explique-t-il, car « marcher à Beyrouth est la seule façon d’aimer la ville ».

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En plus de rendre Beyrouth moins propice à la marche, les principales artères de la ville servent également de frontières de facto qui divisent la capitale. Si beaucoup pensent qu’il s’agit d’un héritage de la guerre civile, la plupart de ces projets d’infrastructure datent en fait d’avant la guerre et leur objectif initial n’était pas de diviser la ville.

Les grandes artères qui ont fragmenté la ville pendant et après la guerre civile ont, paradoxalement, été conçues par des personnes qui réfléchissaient en termes de connectivité, de fonctionnalité et de facilitation des échanges économiques, explique l’urbaniste et chercheur Ali Khodr à L’Orient Today.

Une seule ligne droite

Le réseau routier moderne de Beyrouth a été construit en deux phases. La première, dans les années 1950, visait à relier les différentes communautés de Beyrouth, selon Ali Khodr. De nombreux urbanistes étrangers travaillant dans la capitale avant la guerre civile « cherchaient à assurer la connectivité urbaine, plutôt qu’à fractionner la ville », assure-t-il. Il cite l’avenue Élias Sarkis (de l’Indépendance), qui était la première route latérale directe entre la rue de Verdun et la place Sassine. Avant la construction de cette route, poursuit-il, « il fallait obligatoirement passer par le centre-ville, car il n’y avait pas de liaison directe entre ces quartiers ». Avec cette route, il était désormais possible de traverser « en ligne droite des quartiers à forte connotation communautaire, qu’elle soit druze, syriaque-orthodoxe, grecque-orthodoxe, sunnite ou chiite », poursuit-il.

Corniche el-Mazraa, une autre vaste artère construite avant l’avenue Élias Sarkis sur des terrains appartenant à l’Église, qui relie des quartiers abritant de multiples communautés, devait servir le même objectif.

La deuxième phase de la construction routière visait à accompagner la croissance de Beyrouth, devenue centre financier et touristique régional dans les années 1950 et 1960. Les urbanistes de cette période ont envisagé des travaux visant à desservir des projets de logements publics qui auraient un caractère mixte, mais le plan n’a été que partiellement mis en œuvre, laissant de côté les logements. C’est durant cette époque qu’a eu lieu la construction des grandes artères que nous connaissons aujourd’hui, comme Fouad Chéhab, Béchara el-Khoury et Salim Salam.

Selon Ali Khodr, l’idée principale était d’assurer une ligne droite entre l’aéroport et le centre-ville, et des voies tout aussi directes (ou en boucle) entre le centre-ville et le reste de la capitale. « Ce sont des aspects qui étaient pris en considération. »

Un segment du boulevard Fouad Chéhab dans les années 1980. Photo d’archives L’OLJ

Les voitures, gage de « liberté »

La plus frappante de ces divisions physiques est peut-être le pont dit du Ring, également connu sous le nom de boulevard Fouad Chéhab, qui relie – et sépare – deux des quartiers les plus fréquentés de Beyrouth : Hamra et Achrafieh. Il a été un foyer de conflit, aussi bien pendant la guerre civile, lorsqu’il était la principale voie de communication entre Beyrouth-Est et Ouest, qu’en temps de paix.

Beaucoup se souviennent de l’utilisation contestée du pont du Ring pendant le soulèvement du 17 octobre 2019, lorsque les partisans du Hezbollah et d’Amal y ont attaqué les manifestants qui avaient occupé les rues du centre-ville de Beyrouth et de ses environs.

Pour mémoire

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La naissance du Ring remonte à 1962, lorsque le gouvernement a commencé à exproprier des maisons et des terrains sur ce qui était alors la frontière sud du centre historique de Beyrouth. Jan Altaner, qui a fait des recherches sur ce sujet pour son mémoire de maîtrise à l’Université américaine de Beyrouth, indique à L’Orient Today que « l’idée de construire un périphérique autour du Vieux Beyrouth a commencé sous le mandat français, avec des urbanistes de l’Hexagone comme Michel Écochard qui, dans les années 1940, voulait remédier à la circulation qui encombrait le centre-ville ». Il ajoute qu’à l’époque, si une voiture voulait aller de Tripoli à Saïda, « elle devait souvent passer par le centre de Beyrouth, ce qui contribuait à sa congestion ». Écochard élaborera plus tard les plans d’autres projets routiers.

Selon Altaner, les importateurs de voitures ont également joué un rôle dans la promotion de l’automobile individuelle, fondée sur l’idée d’une « classe bourgeoise constituée d’individus qui conduisent leur propre voiture pour accéder à une forme de liberté ». Pour faire place à ce nouveau projet d’infrastructure, de nombreux bâtiments patrimoniaux ont été détruits, notamment des manoirs dans le quartier de Zokak el-Blatt, le gouvernement ayant eu recours à l’expropriation pour s’emparer des propriétés et indemniser leurs propriétaires.

Un tronçon du boulevard Béchara el-Khoury en 1980. Photo d’archives L’OLJ

Outre la destruction de nombre de propriétés, la construction du périphérique a entraîné un enclavement sectaire. Aujourd’hui encore, de nombreux habitants du quartier adjacent de Bachoura affirment que la route a été construite pour isoler la communauté chiite qui s’y développait. Altaner est toutefois sceptique face à cette hypothèse, car le périphérique a été conçu à une époque où la zone était plus diversifiée sur le plan religieux.


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Une autre route importante qui a divisé Beyrouth est le boulevard Béchara el-Khoury, qui a été le théâtre de conflits sectaires en 2008 entre les partisans du Hezbollah et ceux de l’ancien Premier ministre Saad Hariri. Construit à partir de 1963, cet axe représentait une entreprise de grande envergure. L’objectif était de créer une voie de communication reliant l’aéroport, le Bois des pins et le centre de la ville. Pour ce faire, le gouvernement avait alors versé 12 millions de livres libanaises (soit environ 4 millions de dollars à l’époque) pour exproprier environ 600 maisons.

La construction de la route, selon Ali Khodr, « a eu lieu dans certains des quartiers les plus sensibles de la ville, qui se situaient très bas sur l’échelle socio-économique ».

Le pont du Ring de Beyrouth en construction en 1970. Photo d’archives L’OLJ

Davantage de divisions après la guerre ?

Bien que l’objectif premier de ces routes ait été la fonctionnalité ou la connexion, elles ont par la suite été intégrées aux frontières qui ont émergé à la suite de la guerre civile de 1958, puis de celle de 1975. Corniche el-Mazraa et l’avenue Élias Sarkis sont devenues les sites de postes de contrôle miliciens. Dans le cas de cette dernière, le bâtiment Barakat s’est transformé en repaire pour francs-tireurs, avant de devenir actuellement un centre culturel : Beit Beirut.

La « ligne verte », comprenant la route de Damas et la zone située entre celle-ci et le boulevard Béchara el-Khoury, formait un no man’s land qui s’étendait du nord au sud de la ville, séparant le Beyrouth musulman du Beyrouth chrétien, et recelait de nombreux barrages miliciens le long de cette voie.

Ali Khodr fait remarquer que les germes de ces frontières de la guerre civile trouvent leur source bien avant le début de celle-ci, lors du conflit civil de 1958 entre les groupes qui soutenaient le président de la République de l’époque, Camille Chamoun, allié des États-Unis, et ceux qui appuyaient le président égyptien panarabe Gamal Abdel Nasser.

« Les gens ont tendance à sous-estimer l’effet que cette éruption de violence (de 1958) a infligé à toute la ville, précise Khodr. Nous savons pertinemment que Beyrouth avant la guerre civile était déjà une ville divisée ; il y avait déjà des quartiers réservés à certaines communautés, où elles allaient vivre, ou où elles étaient autorisées à résider. » Les « quartiers intermédiaires », en particulier entre Achrafieh et Hamra – y compris Corniche el-Mazraa, Bachoura, Zokak el-Blatt et Monnot –, sont devenus « des zones de violence, ou des zones d’agitation », poursuit-il.

Les plans de 1963 du boulevard Béchara el-Khoury. Photo d’archives L’OLJ

Les routes, une option « moins chère »

Bien que les barrages qui divisaient Beyrouth en deux parties aient été supprimés après la fin de la guerre civile, il reste difficile de traverser la ville à pied et de bout en bout. Au lendemain de la guerre, certains des projets d’infrastructure réalisés pendant la période de reconstruction ont davantage approfondi les divisions physiques. Certaines routes ont été élargies, notamment Béchara el-Khoury, alors que l’avenue Fouad Chéhab a été dotée de tunnels et de viaducs, à une époque où de nombreuses autres villes à l’étranger s’efforçaient de rendre leurs rues plus accessibles aux piétons, au lieu de laisser davantage de place aux voitures.

Sam Béchara et son groupe de joggeurs évitent soigneusement ces itinéraires. « Il n’est pas possible de courir dans ces zones. » Il ajoute : « Dans d’autres pays, vous pouvez sortir de chez vous et commencer votre jogging tout de suite. Au Liban, vous devez vous déplacer en voiture avant de trouver une zone où pratiquer votre sport... La ville n’est vraiment pas sûre pour les joggeurs. »

Au lieu d’adopter une approche urbaine plus favorable aux piétons après la guerre, estime Ali Khodr, dans la foulée des accords de Taëf, les plans se sont concentrés sur les moyens de « reconnecter les quartiers de la ville en faisant serpenter les routes et en les reliant à l’aéroport ». Tout cela n’était que de la poudre aux yeux, destinée à renvoyer l’image que « tout va bien et que nous avons surmonté la guerre civile ». L’expert ajoute qu’« il était plus facile, plus rapide et moins cher de construire des routes » que de reconstruire le chemin de fer, bien qu’à long terme, « cette stratégie a fini par coûter plus cher, car les routes étaient mal exécutées ».

De nouvelles artères, notamment la nouvelle route de l’aéroport, ont également été construites lorsque Beyrouth a accueilli des événements, tels que les Jeux panarabes en 1998 et la Coupe d’Asie en 2000. Des projets qui, selon Ali Khodr, visaient davantage à redorer le blason de Beyrouth par rapport au monde extérieur qu’à servir correctement les habitants de la ville.

Une vue du tunnel du boulevard Béchara el-Khoury, près du Bois des pins de Beyrouth, dans les années 1980. Photo d’archives L’OLJ

Étonnamment, nombre de ces routes ont été construites pour absorber le trafic croissant, mais ont fini par y contribuer en favorisant une nouvelle demande.

Ces dernières années, il y a eu des tentatives d’améliorer l’accès piéton à la ville, avec par exemple le projet de parc Fouad Boutros, une promenade s’étendant de Mar Mitr à Achrafieh jusqu’à Mar Mikhaël. Ce projet a remplacé le projet d’autoroute Fouad Boutros, qui devait être d’une longueur de 1,3 kilomètre, après la contestation de nombreux militants qui y ont vu une destruction supplémentaire de la ville et une aggravation du trafic. La campagne en faveur de la promenade s’est appuyée sur l’amendement de 2006 à la loi n° 58, en vertu duquel les projets destinés à l’intérêt public peuvent être remplacés par des contre-propositions, à condition que celles-ci bénéficient également au public. Cependant, la proposition de parc demeure en suspens depuis des années.

Dans certaines des zones supposées être les plus favorables aux piétons, comme la rue d’Arménie à Mar Mikhaël, Ronnie Chatah, l’organisateur de tours, fait valoir que les restaurants utilisent le trottoir pour augmenter leur capacité d’accueil, ce qui entrave la circulation piétonne.

« C’est ainsi qu’on est privé du luxe de se promener en ville, ce qui fait perdre à celle-ci son charme et la possibilité de découvrir une histoire que l’on ne peut apprendre qu’en marchant », dit Chatah. Sans la possibilité de marcher et de regarder autour de soi sans avoir à se concentrer sur le trafic, dit-il, « on perd le contact avec sa ville ».

Une récente proposition visant à diviser Beyrouth en deux municipalités ne semble pas avoir suscité beaucoup d’intérêt, alors que la capitale est depuis longtemps divisée physiquement, même si elle ne l’est pas administrativement. Plutôt que de former des réseaux de connexion, ses routes s’érigent en effet souvent en barrières.Ghadi Bou Samra, animateur, avait l’habitude de...

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