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Nos Lecteurs ont la Parole

Penser l’État du Liban

Si le vivre-ensemble est partagé, vital dans les rapports quotidiens et socio-économiques, condition sine qua non pour un avenir commun, dans une géographie intégrale et intégrée, le vivre-ensemble se constitue alors en État et société. Une société en effet n’est pas addition d’individus, mais groupement humain régi par des normes, contrat social qui rend la vie commune possible et régie par un ordre.

L’État se constitue dans une dialectique entre centre et périphérie pour un objectif de sécurité contre, ou parfois en accord, avec des pouvoirs locaux centrifuges : émirats, féodalités, principautés et seigneuries.

Penser et gérer le vivre-ensemble libanais en se limitant à une perspective culturaliste de dialogue, de mémoire saturée, d’image de l’autre, d’historiographie superficielle et aseptisée, de palabres sur les qualifications de l’État (civil, aconfessionnel, décentralisé, fédéral…), en occultant la sociogenèse de l’État, c’est perpétuer une situation de cessez-le-feu pacifique, et non la paix civile consolidée et permanente.

Si les Libanais ont le sens de l’État, si l’État est acculturé dans la conscience collective à travers les différents pôles de socialisation et une historiographie scientifique et réaliste, ils ne vivraient pas le désastre actuel, depuis surtout 2016, l’occupation, la sociopathie, l’imposture, la manipulation et la démagogie.

Si on avait vraiment enseigné dans des facultés de droit (et non de loi), et dans une historiographie libanaise scientifique et réaliste, la sociogenèse de l’État, les fonctions ontologiques régaliennes (de rex, regis : roi) de l’État, les Libanais, dont des intellectuels sans expérience, ne seraient plus victimes de dérives dans le diagnostic et la remédiation à propos du désastre libanais actuel.

Dans des écrits et propos d’intellectuels sans expérience, on accuse la classe politique, la banque centrale, les banques, les imposteurs, les supermarchés, les importateurs… Or ce qui se passe au Liban, depuis surtout 2016 et aujourd’hui, est tout à fait naturel, et nous ne disons pas normal (régi par des normes) quand il n’y a pas d’État ! Chacun alors se débrouille comme il le peut, essaye de sauver sa peau, de l’emporter, de s’enrichir, de se sauver… En fait, sans État au Liban, il doit y avoir un désordre généralisé, des agressions, de l’insécurité… Quand il n’y a pas d’État, c’est ainsi que les choses se passent ! C’est l’État qui met de l’ordre. La fonction ontologique de l’État est la mise en œuvre du droit.

Il faut admirer le Libanais, mais pas trop, pour sa capacité de résilience, de tolérance au sens médical, d’adaptation au-delà des limites normales d’adaptation, au point qu’il continue de supporter et d’occulter la réalité d’une situation libanaise sans État, préétatique !

Le pire, c’est quand on affirme et répète : quand l’État au Liban se constitue, je livre mes armes ! Cette affirmation est avalée et digérée par des légalistes (et je ne dis pas juristes) et des intellectuels sans expérience ! Elle est la négation totale de la notion de légitimité, car l’État est fort grâce au soutien de sa population. C’est la perception de l’État en tant qu’appartement meublé clés en main, donc constitué et devenu fort de l’extérieur grâce à une Sublime Porte ! Ce qui fait la force de l’État, c’est sa légitimité, c’est-à-dire la contribution et le soutien de la population.

Le grand Édouard Saab, qui avait été rédacteur en chef du Jour puis de L’Orient-Le Jour, correspondant du journal Le Monde, avec qui j’ai fait mon apprentissage professionnel du journalisme de haut niveau pendant la période 1965-1972 et qui, en 1976, a été atteint mortellement par la balle d’un franc-tireur au passage Musée-Barbir, avait écrit un éditorial prémonitoire à la veille des guerres multinationales au Liban qui durèrent de 1975 à 1990 sous le titre : « Quel Liban sans État ? » « Qu’on accepte le Liban ou qu’on le refuse, qu’on y croie ou qu’on le dénigre, qu’on soit pro ou antipalestinien, qu’on se réclame de la gauche, de la droite ou du centre, qu’on soit chrétien ou musulman, toutes ces positions s’inscrivent en porte-à-faux par rapport au vrai problème qui se pose aujourd’hui au pays et qui le remue profondément (…). Ce qui est en cause ou ce qui est remis en question, ce n’est plus le Liban dont l’entité paraît désormais évidente, mais l’État en tant qu’institution, l’État envers qui tous les citoyens sont rigoureusement tenus de respecter des lois, l’État comme instrument au service de la société. Que cet État soit déficient, sectaire, inculte ou archaïque, que ses citoyens aient le devoir d’en réformer les structures ou de les transformer, qu’une opposition au régime démocratique s’impose comme un impératif national, voilà qui n’a plus besoin d’être démontré. Encore faut-il que cet État existe et qu’on en accepte la notion et les données fondamentales » (L’Orient-Le Jour, 12/3/1975, et L’Orient d’Édouard Saab, articles choisis par Matthieu Saab et préface d’Antoine Sfeir, Paris, Riveneuve, 2013, 286 p., pp. 35-36).

État et coexistence au Liban (Culture, mémoire et pédagogie) est le titre d’un ouvrage à paraître avec un programme d’acculturation, de mémoire et de pédagogie. « Quel Liban sans État ? » Pas de Liban, pas de Liban-message surtout dans son environnement arabe (préambule de la Constitution) et pas de gouvernabilité sans président (maronite) de la République véritablement et désormais « chef de l’État » (nouvel art. 49 de la Constitution).

Antoine MESSARRA

Chaire Unesco d’études comparées des religions, de la médiation et du dialogue-USJ

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Si le vivre-ensemble est partagé, vital dans les rapports quotidiens et socio-économiques, condition sine qua non pour un avenir commun, dans une géographie intégrale et intégrée, le vivre-ensemble se constitue alors en État et société. Une société en effet n’est pas addition d’individus, mais groupement humain régi par des normes, contrat social qui rend la vie commune possible...

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