Aux yeux de la justice libanaise, Sali Hafez est depuis ce matin en cavale. Assise sur un canapé, elle répond pourtant calmement aux questions du journaliste de la chaîne de télévision al-Jadeed. « Ça fait très longtemps que j’attendais ce moment », dit-elle. Quelques heures plus tôt, elle braquait sa banque, l’agence de la BLOM Bank à Sodeco, d’où elle a pu fuir en moins d’une heure par une fenêtre à l’arrière du bâtiment, avec 13 000 dollars et quelque 30 millions de livres libanaises en poche.
Avant de se rendre à sa banque, Sali Hafez se trouvait ce matin devant l’entrée du Parlement pour participer à la manifestation contre le projet de loi du budget 2022. Elle croise et salue notre photographe, comme d’habitude, et rien ne pouvait indiquer selon lui qu’elle s’apprêtait à « frapper un grand coup ». Cette architecte d’intérieur âgée de 28 ans est connue pour son activisme, avant même que la révolution ne démarre en octobre 2019, et a été arrêtée à plusieurs reprises lors de mouvements de protestation. En 2016 déjà, elle apparaît face aux caméras télévisées sur la place des Martyrs lors d’une manifestation contre l’intervention du Hezbollah en Syrie. Le 9 septembre dernier, elle fait partie du groupe de personnes arrêtées au Palais de justice lors d’une incursion de protestataires et de familles de victimes des explosions du 4 août.
Au moment du braquage survenu ce matin, de nombreuses vidéos ont circulé sur les réseaux sociaux montrant la jeune femme, vêtue de noir, en possession d’un revolver qui s’est avéré factice. « C’était le pistolet de mon neveu de 5 ans », raconte-t-elle face à la caméra, sans ciller. Selon le correspondant de l’AFP sur place, elle se serait également aspergée d’essence, menaçant de s’immoler si la banque ne répond pas favorablement à sa requête.
À son arrivée à la banque, Sali Hafez a elle-même filmé une partie de la scène avec son portable, retransmise en direct sur sa page Facebook. Elle se présente et affirme ne pas « être là pour tuer quelqu’un ou pour provoquer un incendie », mais pour « réclamer ses droits » et récupérer son propre argent « pour sa sœur qui a un cancer et se meurt à l’hôpital ».
« Je soutiens cette action »
Son action n’a rien du coup de tête et a été préparée en amont. Sali Hafez a en effet pu compter sur le soutien de l’association « Le cri des déposants ». « Nous étions une dizaine sur place pour soutenir son action, dont sa sœur Zeina et l’amie de Sali », raconte à L’OLJ son avocat, Rami Ollaik, fondateur de l’alliance Mouttahidoun, qui défend les déposants libanais face aux banques. « Je suis allé avec eux à la banque, je soutiens cette action, et je les ai aidés à l’accomplir, avec la force nécessaire, pour qu’ils puissent récupérer leur dépôt, leur épargne », raconte l’avocat, encourageant « d’autres déposants à faire de même (...) uniquement lorsqu’il s’agit de cas aussi graves » que celui de la sœur de Sali. La BLOM Bank a dénoncé dans un communiqué une « opération orchestrée ».
Il s’agit du troisième braquage de banque par des déposants depuis le début de l’année. Les deux précédents étaient toutefois des actions isolées. Le 11 août, Bassam Cheikh Hussein avait retenu pendant des heures, sous la menace de son arme, des employés et des clients de la Federal Bank, alors qu’une campagne de solidarité avec ce déposant s’organisait à l’extérieur. Il avait pu retirer quelque 35 000 dollars sur les 200 000 qu’il possède sur son compte – dans le but de payer les frais d’hospitalisation de son père –, avant d’être arrêté par les forces de l’ordre. En janvier dernier, Abdallah Assaii avait pris en otages des dizaines d’employés et de personnes qui se trouvaient dans la banque BBAC à Jeb Jennine, dans la Békaa, qui refusait de lui verser ses économies en dollars. Il avait finalement obtenu gain de cause, s’était rendu aux forces de l’ordre sans qu’aucune victime ne soit signalée.
Sali, comme les deux hommes précités, sont devenus des héros aux yeux d’une partie de la population. De nombreux internautes libanais saluent d’ailleurs depuis ce matin l’« action » et le « courage » de la jeune femme. « Merci Sali. Il y a deux semaines, j’ai pleuré à la BLOM Bank. J’avais besoin d’argent pour une chirurgie. Je suis trop faible pour tenir un pistolet et prendre ce qui est à moi », a tweeté Leyla Sayed Hussein, architecte et chercheuse.
Vendre un rein
Comme Leyla et Sali, les Libanais ne savent plus comment faire face aux restrictions drastiques et totalement illégales imposées unilatéralement par les banques sur les dépôts de leurs clients depuis l’été 2019. C’est l’histoire de la chute d’un pays dans tout ce qu’il a de plus beau et de plus absurde. Celle d’une jeune femme à bout, prête à tout pour sauver sa sœur. Et d’avocats se joignant à des activistes pour participer à un braquage. « Pour pouvoir payer ses soins, j’étais arrivée à un point où j’ai pensé vendre mon rein », dit-elle au micro d’al-Jadeed. Sali Hafez et sa sœur avaient placé 20 000 dollars d’économies à la banque, obtenues à la « sueur de (leur) front ». Ces derniers mois, la famille avait dû vendre la plupart de ses meubles et effets personnels pour payer les traitements contre le cancer à l’hôpital. « Personne ne pouvait se douter de ça, tout le monde nous croyait à l’aise, parce qu’on l’était avant la crise », raconte-t-elle. Cela faisait des mois qu’elle « suppliait sa banque » et que les employés lui avaient dit qu’ils pouvaient lui accorder « 200 dollars par mois » au taux de 12 000 livres libanaises. « Pas même de quoi payer la piqûre quotidienne de (s)a sœur. » La banque a réfuté ces allégations et a indiqué que son dossier était actuellement examiné. Sur son profil Facebook, Sali Hafez avait posté la veille du braquage une photo de sa sœur malade et de sa petite fille sur un lit d’hôpital, promettant qu’elle fera « tout pour qu’elle puisse être soignée (...) même si cela doit (lui) coûter la vie ».
Moins d’une heure après la fin du braquage, l’association des déposants a annoncé qu’un autre était en cours dans une branche de la BankMed à Aley. Rami Charafeddine, qui est entré pour réclamer son argent, a été arrêté par les forces de sécurité. Selon l’association des déposants, il a pu repartir avec la somme de 30 000 dollars. « D’autres actions organisées de ce genre suivront dans les prochains jours », a averti Rami Ollaik. L’OLJ a tenté de joindre Sali Hafez, en vain. La jeune femme a écrit sur son mur Facebook, peu de temps après avoir quitté la banque, que « pendant que toute la planète se trouve sous (s)on immeuble, (elle est) à l’aéroport ». « On se revoit à Istanbul, ciao », écrit-elle sous forme de plaisanterie.
Le sujet est terrible, horrible. L'article est simple, magnifique. Le problème reste entier. Au Liban, des déposants pris en otage par leur banque en sont réduits à prendre eux-même en otage d'autres clients. Pas pour voler la banque, mais simplement pour retirer leurs économies. Ce n'est pas le premier cas, et fatalement cela finira mal. Il y a celle qui n'a qu'une arme factice; il y a celui qui avait un vrai fusil, et il y en aura d'autres. Comment croire que des gens désespérés par une maladie ou la maladie d'un parent accepteront la mort pour éviter de déranger leur banquier? C'est leur argent, ce sont des vies qu'ils peuvent sauver avec. Ce sont des gouvernants qui ne prennent pas la mesure de la réalité, ou qui au contraire l'ont bien prise et préfèrent - cyniquement - jouer à des jeux policitiens de chaises musicales pendant que leur pays se meurt et que d'honnêtes gens ayant économisé sou après sou doivent enfreindre la loi pour sauver des vies. Ce 14 septembre 2022, au Liban. Demain, où? Quand? Très bel article de Caroline HAYEK mercredi soir; mais 48h00 plus tard personne d'autre ne se risque à une vraie prise de position.
14 h 18, le 16 septembre 2022