
Un homme fume le narguilé sur le site ferroviaire de Rayak (Békaa) le 8 janvier. Photo d’illustration Camille Ammoun
Charles Helou, Pierre Gemayel, Émile Lahoud, passé le pont bossu qui traverse le fleuve, c’est l’entrelacs de bitume de ces trois voies autoroutières qui préside et écrase le piéton. Après la décharge, le rond-point et le fleuve, notre marche se poursuit vers le centre géographique de la ville. Mais quelques dizaines de mètres plus loin, entre les bâtiments aux couleurs pastel et les balcons à arcades (pour certains, restaurés depuis le cataclysme du 4 août 2020), le marcheur d’aujourd’hui, en entrant dans Beyrouth municipe, ne verra pas le pont métallique ferroviaire qui, jusqu’à récemment, enjambait la rue d’Arménie. Ce trait d’union entre les deux capitales, Beyrouth et Damas, fragilisé par des décennies d’abandon et préfigurant tous les effondrements qui allaient suivre, tombe un jour d’août de 2019 sur le toit d’un poids lourd qui passait dessous.
C’est aussi en août, un siècle et quart plus tôt, plus précisément le 3 août 1895, qu’embarquent en gare de Mar Mikhaël les voyageurs du premier train de la ligne Beyrouth-Rayak-Damas. Ils emprunteront alors ce même pont pour traverser la ville puis en sortir par l’est vers l’étroite plaine et commencer à gravir les contreforts pentus du Mont-Liban en direction des gares de Jamhour, Aley, Sofar… Ils passeront, émerveillés par les prouesses de la technique et du progrès, le col de Dahr el-Beidar à plus de 1 400 mètres au-dessus du niveau de la mer puis redescendront vers la plaine de la Békaa pour filer vers la gare de Rayak et, à travers l’Anti-Liban, vers leur terminus en gare de Damas-Kanawate, point de départ du chemin de fer du Hedjaz.
Aujourd’hui, le bâtiment voyageurs de la gare ferroviaire de Beyrouth, construit sur le modèle standard des gares de troisième classe d’Île-de-France, celle de Jouy-en-Josas par exemple ou celle de Mareil-Marly, n’est plus visible depuis la rue d’Arménie. Derrière le mur d’enceinte, sur une friche de plus de soixante mille mètres carrés, quelques bêtes en fonte datant de la fin du XIXe siècle rouillent encore parmi les herbes folles : des wagons criblés de balles et l’épave d’une locomotive à vapeur. Peut-être l’une de ces machines de la série G8 à quatre essieux moteurs de fabrication prussienne, cédées en 1919 par le Kaiser à la France au titre des prestations d’armistice ou abandonnées par les Allemands en Alsace-Lorraine et considérées comme une prise de guerre.
Le chemin de fer Beyrouth-Damas fut construit en urgence pour contrer les projets britanniques de liaisons Haïfa-Damas et Jaffa-Damas qui auraient marginalisé Beyrouth et son port. Sur les pentes abruptes du Mont-Liban, plusieurs sections de la ligne sont à crémaillère. En hiver, pour passer les cols enneigés, les locomotives doivent être équipées de chasse-neige. En redescendant vers la plaine, à la gare de Maallaqa près de Zahlé, les locomotives à crémaillère de fabrication suisse sont remplacées par des machines à adhérence classique, plus rapides et suffisantes pour franchir l’Anti-Liban, moins élevé et aux pentes moins rudes. Les trains de passagers circulaient à 10 km/h dans les sections à crémaillère et à 30 km/h dans les sections à adhérence, soit une moyenne de 18 km/h, de sorte que le voyage entre Beyrouth et Damas durait une douzaine d’heures. Ce chemin de fer de l’extrême avait été construit par la Société des Batignolles qui avait aussi participé, dix ans plus tôt, en 1885, à la première tentative de percée d’un tunnel sous la Manche en fabriquant les fameuses perforatrices hydrauliques Beaumont. C’est dire si « les Batignolles » avaient pour ambition de franchir les frontières naturelles les plus ambitieuses et que le Liban moderne, qui s’est, certes, construit grâce à la nature de son environnement, s’est aussi construit malgré elle… et contre elle. Personne n’est aujourd’hui capable de dire ce qui serait advenu de l’État du Grand Liban, qui sera proclamé quinze ans seulement après la construction de la ligne de chemin de fer Beyrouth-Damas, si la ligne Haïfa-Damas, par exemple, l’avait précédée. L’histoire du Levant – donc du monde – aurait sans doute été bien différente. À partir de là, toutes les uchronies sont envisageables...
Mais les lignes reliant Damas aux villes de la côte palestinienne ne verront finalement pas le jour, et Beyrouth vivra une période de croissance et de prospérité, qui s’arrêtera net en 1976 avec le dernier voyage du Beyrouth-Damas et l’occupation de l’immense site ferroviaire de Rayak par l’armée syrienne. Entre l’effondrement symbolique du pont ferroviaire de Mar Mikhaël en août 2019 et celui bien plus fracassant de la partie nord des silos du port en août 2022, Beyrouth achève sa marginalisation et son exclusion des routes commerciales régionales et internationales. D’ailleurs, depuis la signature des accords d’Abraham entre Israël et, notamment, les Émirats arabes unis, le port de Haïfa, vieux concurrent de celui de Beyrouth, semble aujourd’hui sur le point de prendre sa revanche. En effet, il est de plus en plus question d’une ligne de chemin de fer Haïfa-Dubaï qui relierait le Golfe à la Méditerranée et se positionnerait comme un équivalent ferroviaire du canal de Suez. Selon le Khaleej Times, le projet aurait même été évoqué par des responsables des deux pays en marge du World Government Summit lors de l’Exposition universelle de Dubaï.
Le 30 août 2019, personne n’a vu dans l’effondrement du pont métallique de la rue d’Arménie les prémices des effondrements gigognes dont il était annonciateur; de celui du système bancaire et de la monnaie nationale à celui des silos du port qui a consacré la disparition de Beyrouth de la carte des échanges régionaux et internationaux. Et ce sont les mauvais choix de la classe politique libanaise qui sont responsables de la chute du « pont » que fut Beyrouth. Ses mauvais choix politiques, mais aussi son incompétence, sa complaisance, sa complicité, son incurie et la corruption dont elle a fait un mode de gouvernement.
Pendant ce temps donc, alors que les signataires d’Abraham rêvent de nouveaux horizons, au Liban, cela fait des décennies qu’aucun train n’a plus circulé sur des rails, qu’aucun passager ni aucune marchandise n’ont plus été transportés dans une gare. Cela fait des décennies que les employés de l’Office des chemins de fer et des transports en commun – pour ceux qui ne sont pas des fantômes comme un certain nombre, impossible à estimer, de fonctionnaires de l’État Libanais – sont réduits à gérer les droits de passage et autres petits litiges d’un immense parc immobilier. Sans trains, ni passagers, ni marchandises, l’Office des chemins de fer et des transports en commun continue donc de fonctionner… à vide.
À l’image de son réseau de chemins de fer, l’État libanais ne s’est jamais remis de la guerre civile de 1975 et n’existe plus aujourd’hui que pour alimenter une administration parasite.
Camille Ammoun est écrivain, consultant en politiques publiques et membre de Beyt el-Kottab. Dernier ouvrage : « Octobre Liban » (éditions Inculte, 2020).
Charles Helou, Pierre Gemayel, Émile Lahoud, passé le pont bossu qui traverse le fleuve, c’est l’entrelacs de bitume de ces trois voies autoroutières qui préside et écrase le piéton. Après la décharge, le rond-point et le fleuve, notre marche se poursuit vers le centre géographique de la ville. Mais quelques dizaines de mètres plus loin, entre les bâtiments aux couleurs pastel et...
commentaires (8)
Ce bel article me donne l'occasion d'évoquer également le train DHP ligne étroite, long de 20 km qui existait entre Maameltein et Beyrouth. Il a été deboulonné en 1941 par l'armée australienne pour être remplacé par une ligne à largeur internationale NBT qui n'a jamais servi au transport des passagers. Il s'agissait uniquement de wagons-citernes IPC transportant du fuel entre Tripoli et Beyrouth. Aujourd'hui tout cela a disparu....
Un Libanais
21 h 37, le 28 août 2022