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Idées - BEYROUTH DANS LE MONDE

Beyrouth est un fleuve

Beyrouth est un fleuve

Photo d’illustration, le rivage du fleuve Beyrouth à Jisr el-Bacha, le 23 mai 2022. © Camille Ammoun

Ce n’est pas un Nil. Ce n’est pas un Congo. Il n’a ni la fougue du Rhône ni le débit de la Seine. Il ne délimite aucune frontière et ne traverse aucun continent. Aucune embarcation n’a jamais arpenté son lit. Aucun explorateur ne s’est jamais lancé à la recherche de ses sources. Ses crues n’inondent pas de vastes plaines. Ses alluvions ne fertilisent aucun delta. Nourri à l’automne par les nuages gonflés de pluie qui se cognent contre le Mont-Liban et, le printemps venu, par la fonte des neiges des sommets, son flux est intermittent et torrentiel. Gonflé en hiver, il se tarit en été, surtout depuis que sa source de Dachouniyeh a été totalement déviée de son cours pour approvisionner Beyrouth en eau potable. Alors, dans la chaleur de la saison sèche, s’il y coule encore quelque chose, ce ne sont plus que les eaux usées de la capitale et les effluents industriels de Mkallès.

« Sur la côte au-dessous du Liban, se trouve le fleuve Magoras, la colonie de Béryte, aussi appelée Félix Julia, la ville de Léontos, le fleuve Lycos, Palaebiblos, le fleuve Adonis, les villes de Byblos, de Botrys, de Gigarta, de Trieris, de Calamos. » Pline l’Ancien, dans le Livre V de son Histoire naturelle (77), croit reconnaître le fleuve Magoras qui prend sa source dans les hauteurs du Mont-Liban puis traverse, dans les montagnes du Metn et d’Aley, une des dernières pinèdes du pays rescapée de l’étalement urbain sauvage et des carrières illégales qui mangent la montagne pour alimenter le monstre littoral avide de béton. Dès qu’il quitte les gorges qui séparent les cazas du Metn, rive droite, de ceux de Baabda et de Aley, rive gauche, l’écosystème fluvial naturel se transforme brutalement en infrastructure d’évacuation des eaux usées. Non, ce n’est pas un Nil, ce n’est pas un Congo. Et pourtant, dit-on, il y vivrait un crocodile. Abandonné, sans doute, par un trafiquant d’espèces exotiques, l’animal qui se souvient peut-être encore de son formidable Nil, se morfond dans les eaux poisseuses et nauséabondes de son nouveau fleuve-cloaque.

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Le fleuve de Beyrouth n’est pas une voie navigable. Il ne traverse aucun continent. Il porte le nom d’une ville qui lui tourne le dos et se déverse dans l’indifférence générale à l’est de son grand port. Et pourtant, trait d’union entre l’axe côtier nord-sud qui reliait la Syrie à la Palestine et l’axe est-ouest qui relie Beyrouth à Damas puis au golfe Persique, il s’inscrit, en passant par le col de Dahr el-Baydar, dans un réseau continental majeur de transport autoroutier – et, fut un temps, ferroviaire – d’hommes, d’idées, et de marchandises.

Ici, depuis ce pont bossu de la rue d’Arménie on peut voir ses eaux jaunâtres cernées des remparts en béton qui les séparent du gris des bâtiments. Vers le nord, au niveau de l’embouchure, on aperçoit les immenses grues rouge et bleu du port. Plus loin vers l’est, le lit du fleuve, presque vide en cette saison, est bordé de roseaux sauvages, de champs de fraises et de quelques orangers survivants de l’époque où l’eau y était cristalline et poissonneuse. Les habitants avaient alors posé des rochers en série pour en permettre la traversée à pied sec. Plus tard, avant la construction du pont dit bas, ce seront des pneus usés qui permettront aux habitants de Bourj Hammoud de traverser le fleuve à pied pour se rendre, sur l’autre rive, au marché aux puces du dimanche.

C’est un cours d’eau étroit, ignoré du monde, qui n’impressionne personne. Et pourtant, les événements qui sont évoqués le long de son lit sont glaçants et dépassent largement les frontières du petit pays dans lequel il coule. Il borde la ville arménienne de Bourj Hammoud ; sa place centrale ; sa rue Arax, parallèle à son lit, et qui évoque un autre fleuve, une autre histoire ; et les ateliers des joailliers, horlogers, maroquiniers, cordonniers et autres commerçants et épiciers, industrieux descendants des survivants de la marche de la mort de Deir ez-Zor en Syrie, arrivés à Beyrouth après l’effondrement de l’empire Ottoman.

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Du déchet à l’ordure

Le fleuve de Beyrouth n’est pas une frontière. Ce n’est qu’un modeste cours d’eau, un petit torrent de montagne qui s’écoule par intermittence sur une vingtaine de kilomètres. Et pourtant, en 1956, le ministère du Plan qui émet un décret pour le canaliser, le désigne dans la foulée comme limite administrative de Beyrouth municipe. La rive occidentale du fleuve borde maintenant Beyrouth, Furn el-Chebbak et Baabda, tandis que sa rive orientale délimite les municipalités de Bourj Hammoud, Sin el-Fil et Mansourié. Puis, avec 1975, lorsque les axes de la guerre froide s’alignent sur les conflits ancestraux de sa montagne, le fleuve devient rideau de fer, mur de Berlin. Le Magoras se transforme en frontière.

En janvier 1976, quelques mois après le début de la guerre du Liban, au niveau de son embouchure, dans le bidonville de la Quarantaine, plus d’un millier de Palestiniens, de Kurdes et de Bédouins sont massacrés. En mars de la même année, une offensive menée dans la montagne entraîne des massacres de chrétiens à Abadiyeh dans le caza de Baabda, puis à Mtein, Aïntoura et Tarchich, dans les hauteurs sauvages où le fleuve prend sa source. Puis, en septembre, une contre-offensive conduit à des massacres de druzes, à mi-chemin entre les sommets et la côte, dans les localités de Salima et d’Arsoun. Le Magoras est une rivière de sang qui raconte le cercle vicieux des vendettas et des tueries sauvages dont la naissance de l’État moderne avait pourtant promis de tourner la page. La montagne, aujourd’hui réconciliée, est bétonnée par les routes et l’étalement urbain, grignotée par les carrières, polluée et déforestée. Seules ses crêtes les plus escarpées et ses gorges les plus profondes sont conservées sauf, bien sûr, quand elles sont transformées en décharges sauvages de déchets.

Aujourd’hui, pour les habitants qui l’entourent, le fleuve n’est plus qu’un souvenir. Pour certains c’est la frontière de conflits passés pas toujours cicatrisés, pour d’autres c’est la limite de leur quartier, ou une décharge à ciel ouvert, ou un égout, ou un terrain de jeu devenu inaccessible. Rendu invisible par ses remparts, le fleuve de Beyrouth a disparu de l’imaginaire des résidents de ses rives. Le Magoras n’existe plus. Et pourtant, des tueries qui colorent encore son eau de rouge aux carrières qui nous rappellent qu’ici comme ailleurs l’homme a mangé la terre, qu’il a épuisé ses ressources, détruit ses systèmes, déréglé ses horloges, discrètement, à bas bruit, c’est l’histoire du monde qui coule dans son lit.

Beyrouth est un fleuve. Un fleuve frontière, une voie intercontinentale, un écosystème en danger. En novembre prochain, le monde entier sera réuni en Égypte pour la COP27. Il n’y sera pas question du Magoras. Mais alors que, de Kiev à Moscou, la guerre est de retour dans le grenier du monde et que la famine guette, il sera sur toutes les lèvres sans que son nom ne soit prononcé une seule fois. Et, l’œil jaune du crocodile échoué dans son lit, pourra encore longtemps, explorateur malgré lui, continuer de regarder se jouer le désastre écologique du monde alors que les hommes sont occupés ailleurs à se battre pour des chimères.

Camille Ammoun est écrivain, consultant en politiques publiques et membre de Beyt el-Kottab. Dernier ouvrage : « Octobre Liban » (éditions Inculte, 2020).

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